"En revenant dans le nord de Gaza, ce jeune homme a découvert les restes de membres de sa famille exécutés par Israël il y a plusieurs mois lors du génocide. Et les emballe dans un sac en plastique.
- Comment les as-tu reconnus ? lui demande le journaliste.
- Ils étaient dans la voiture où leur assassinat a été filmé.
C'est comme ça qu'il avait appris leur mort. La voiture n'a pas bougé avec les cadavres qui se sont décomposés à l'intérieur." Ramy Abdu.
Le cessez-le-feu va révéler le véritable bilan humain du massacre de Gaza
Par Alessandra Bajec
Après des mois de négociations infructueuses pour mettre fin à la guerre la plus meurtrière de l'histoire de la bande de Gaza, le cessez-le-feu entre le Hamas et Israël, entré en vigueur dimanche, apporte son lot de soulagement et de souffrance.
Avec l'entrée en vigueur de l'accord en trois phases, les Palestiniens de Gaza sont désormais confrontés à la douloureuse réalité du deuil des dizaines de milliers d'êtres chers perdus au cours de la guerre de 15 mois menée par Israël, tout en devant faire face à la destruction généralisée omniprésente.
Toute cessation permanente des hostilités offrira aussi l'opportunité de découvrir enfin le véritable bilan de vies perdues à Gaza, à mesure que des corps seront retrouvés sous les décombres, et que les personnes disparues seront recensées.
D'autres estimations, cependant, font état de chiffres considérablement plus élevés. Par exemple, une étude publiée au début du mois par la revue médicale The Lancet a révélé que 64 260 personnes étaient mortes de lésions traumatiques au cours des neuf premiers mois de la guerre.
Ces résultats suggèrent que les décès dus aux traumatismes sont environ 41 % plus élevés que les chiffres officiels rapportés par les autorités sanitaires palestiniennes, qui les avaient fixés à 37 877 à l'époque. L'analyse prévoyait qu'en octobre 2024, plus de 70 000 habitants de Gaza allaient être tués par les forces israéliennes, en tenant compte du taux de disparus.
Selon les estimations, environ 3 % de la population de Gaza a disparu suite aux violences israéliennes, et 59 % des 28 257 décès pour lesquels des données sur le sexe et l'âge étaient disponibles concernaient des femmes, des enfants de moins de 18 ans et des adultes âgés de 65 ans et plus.
Les chercheurs de la London School of Hygiene & Tropical Medicine (LSHTM), qui ont mené la dernière étude, ont employé une méthode statistique de “capture-recapture”, en utilisant les données du ministère de la Santé, une enquête en ligne auprès des proches signalant les décès, et les notices nécrologiques sur les réseaux sociaux.
Le rapport indique que le nombre total de décès dus aux opérations militaires d'Israël est probablement bien plus élevé encore, car son analyse n'inclut pas les décès non liés au traumatisme causés par le dysfonctionnement des soins de santé, le manque de nourriture, d'eau potable et d'assainissement, ainsi que les épidémies.
Le calcul précis de la mortalité indirecte pendant une guerre en cours s'accompagne de nombreux défis et contraintes, compte tenu des conditions d'insécurité extrême auxquelles sont soumis les travailleurs humanitaires et sanitaires à Gaza, ainsi que des restrictions d'accès.
“En cas de cessez-le-feu durable, le personnel sur le terrain sera enfin en mesure de procéder à une estimation correcte et plus précise des chiffres réels”,
a déclaré au New Arab Francesco Checchi, professeur d'épidémiologie et de santé internationale à la LSHTM, et coauteur du rapport publié dans The Lancet.
La guerre de 15 mois menée par Israël, qualifiée de génocide par les groupes internationaux de défense des droits, a tué au moins 47 000 personnes et détruit ou endommagé 92 % des logements. [Getty]
M. Checchi a souligné la “dissimulation des preuves” due à l'insécurité qui a régné tout au long de la guerre, les gens n'étant pas en mesure de recueillir la moindre information et les journalistes locaux faisant l'objet de menaces et d'attaques.
Au début du conflit actuel, le ministère palestinien de la santé recensait de manière fiable les décès dus aux lésions traumatiques en comptant les corps admis dans les hôpitaux et en enregistrant dans une base de données électronique le nom, l'âge, le sexe et le numéro d'identification des personnes décédées.
Pourtant, depuis octobre 2023, la fiabilité des données de mortalité du ministère de la Santé s'est détériorée. Les interventions militaires israéliennes et les frappes sur les établissements de santé ont perturbé les registres électroniques des décès, obligeant le ministère de la Santé à utiliser des méthodes moins abouties. Au fur et à mesure que les combats se poursuivaient, le nombre d'hôpitaux et de morgues opérationnels a chuté, et ceux qui fonctionnaient étaient tellement saturés par l'afflux de victimes qu'ils n'ont pas été en mesure de tenir des registres précis.
Le bureau des droits de l'homme des Nations unies a également déclaré que les chiffres des autorités palestiniennes étaient probablement inférieurs à la réalité.
“La disponibilité et la fiabilité des données ont diminué avec le temps car le ministère de la Santé n'est plus en mesure de confirmer les taux de mortalité comme auparavant”,
a déclaré à la TNA Sarah Aly, chercheuse en médecine d'urgence mondiale à l'université de Yale, qui a également contribué à l'étude de The Lancet.
L'universitaire, qui s'intéresse à la médecine d'urgence dans la région MENA, a observé comment les hôpitaux de Gaza ont eu du mal à communiquer des comptes rendus fiables sur les décès, ou même centraliser en raison des coupures de communication généralisées et de la destruction délibérée des infrastructures de santé, ainsi que de l'assassinat et de la détention de personnel médical clé.
“Ce que le ministère de la Santé palestinien a réussi à faire est tout de même assez impressionnant, compte tenu de l'insuffisance des informations et des contraintes auxquelles il a dû faire face”, a déclaré Mme Aly.
Lundi, les services d'urgence et les familles ont commencé à rechercher les disparus et ont récupéré des dizaines de dépouilles dans le nord et le sud de la bande de Gaza assiégée. Le service de la protection civile a déclaré qu'au moins 10 000 corps sont toujours enfouis dans les ruines. Les employés de la protection civile auraient récupéré 120 corps en décomposition dans les décombres au tout début de la trêve.
“On s’attend au contrecoup du cessez-le-feu, quand les gens vont réaliser l'ampleur des pertes, et ce sera au moins aussi douloureux que les 15 mois écoulés”,
a déclaré Jehad Abusalim, directeur exécutif de l'Institut d'études palestiniennes (IPS), basé à Washington, à The New Arab, évoquant ce qu'il a qualifié de gigantesque “traumatisme collectif”.
Il faudra au moins 15 ans pour déblayer les décombres générés par la guerre dévastatrice d'Israël. [Getty]
Le directeur de l'IPS-USA a évoqué plusieurs défis liés au repérage des corps des disparus, et à l'identification des morts au lendemain de la guerre la plus dévastatrice d'Israël sur le territoire palestinien.
Israël ayant largement détruit les infrastructures, les ressources et les services publics, Gaza ne dispose actuellement d'aucun équipement ni du savoir-faire technique requis pour procéder à des tests ADN et à des analyses de concordance, a déclaré M. Abusalim.
Les décombres, où au moins 10 000 personnes seraient enterrées, recèlent des munitions non explosées et des substances toxiques. L'UNRWA a déjà déclaré qu'il faudrait jusqu'à 15 ans pour déblayer les décombres à Gaza.
On peut également citer de nombreux témoignages de victimes dont les corps ont tout simplement disparu sans laisser de traces après le bombardement israélien d'immeubles résidentiels, suscitant des interrogations sur le type de bombes utilisées lors des attaques.
D'autres corps auraient été emmenés par l'armée israélienne, puis ramenés décomposés sans identification.
Dans de nombreux cas, a poursuivi M. Abusalim, les sites funéraires improvisés où les habitants de Gaza ont temporairement enterré les membres de leur famille n'existent plus après que les troupes israéliennes ont effectué des raids, les ont bombardés ou rasés, bouleversant ainsi le paysage.
“Les Palestiniens vont être confrontés à des milliers de dépouilles, sans savoir où sont enterrés leurs proches”,
a déclaré M. Abusalim, faisant allusion à la découverte probable de nouveaux charniers dans la bande de Gaza.
Il a déclaré qu'au cas où un cessez-le-feu durable s’installe, il sera possible d'établir un bilan précis des victimes, qui inclurait également les décès non traumatiques résultant des effets indirects du conflit.
“Le nombre de victimes de la guerre peut être établi de manière relativement fiable par le biais d'enquêtes auprès des ménages utilisant des méthodes démographiques standard”, a noté l'épidémiologiste. Il a souligné que les habitants de Gaza vont jouer un rôle crucial dans la collecte des données, l'analyse médico-légale et la documentation concernant les victimes de la guerre, avec le soutien de groupes d'aide internationale si nécessaire.
Pour l'universitaire, si la récupération des corps des disparus aggrave la détresse psychologique que vivent les civils de Gaza depuis plus d'un an d'assauts militaires incessants, profiter du cessez-le-feu pour assurer un suivi exhaustif du nombre de victimes peut aussi permettre de “faire le deuil”.
M. Abusalim a répété que la communauté internationale doit consentir un “sérieux” effort de mise à disposition des ressources nécessaires à l'identification des disparus, pour offrant au moins offrir humanité et dignité aux morts.
“La communauté internationale n'a pas réussi à stopper ces atrocités. Maintenant, elle doit soutenir les initiatives permettant au moins aux morts d'être enterrés avec décence”, a-t-il déclaré.
Alessandra Bajec est une journaliste indépendante actuellement basée à Tunis. Vous pouvez la suivre sur Twitter (X) : @AlessandraBajec
Source : The New Arab
Traduction: Spirit Of Free Speech