Tout, en effet, lorsqu’il s’agit de Guénon, paraît infirmer un jugement portant condamnation ; et l’homme lui-même pour commencer. Ceux qui l’ont approché sont unanimes à louer sa courtoisie, son affabilité accueillante, sa réserve, son effacement complet devant la vérité unique, sa vie simple et tranquille enfin, au Caire, entre sa femme, ses enfants et quelques rares amis.
Ensuite, qui connaît bien l’œuvre de Guénon, sait qu’elle ne refuse pas le christianisme ; et pour un esprit chrétien, c’est là, semble-t-il quelque chose de rassurant (jusqu’au jour pourtant où il est vu combien est petite et, après tout, insignifiante, l’importance que Guénon reconnaît à la doctrine du Christ, telle que l’Église ne cesse de la prodiguer depuis vingt siècles). Les qualités qu’il faut reconnaître chez Guénon ne peuvent, semble-t-il, que fermer la bouche aux détracteurs, d’autant plus définitivement que la doctrine guénonienne se présente comme un tout complet, nécessaire et suffisant en soi.
Mais avec tout cela, le chrétien est ébranlé dans sa foi au Christ quand il considère que Guénon, né chrétien, a adhéré à l’islam en 1912, c’est-à-dire à l’âge de vingt-six ans. Le chrétien se demande pourquoi le christianisme n’a pas suffi à Guénon ; et cette question en appelle immédiatement une seconde, beaucoup plus générale et plus essentielle : pourquoi Dieu a-t-il permis l’islam après la Révélation de son Verbe ? Celui qui se tourne alors vers l’islam pour comprendre s’aperçoit vite que cette tradition n’est pas mensongère comme certains se sont plus à le prétendre naguère encore ; et cette constatation peut le conduire à conclure que l’islamisme est au moins aussi vrai que le christianisme – et plus vrai peut-être puisque Guénon l’a choisi pour base exotérique religieuse de son ésotérisme métaphysique.
C’est que Guénon enseigne que toute religion est exotérique ; qu’il n’y a d’ailleurs, à proprement parler, que trois religions : le judaïsme, le christianisme et l’islamisme ; qu’une base exotérique religieuse est toujours indispensable à l’ésotérisme, à quelque degré que ce soit de la « réalisation spirituelle », comme les fondations d’une maison sont toujours indispensables à celle-ci.
Et nous voici, dès lors, en plein guénonisme, la doctrine de Guénon étant celle de la connaissance métaphysique qui, en tant que telle, est ésotérique, non proprement religieuse, et réalisatrice de la « Délivrance », non du salut. [...]
Mais nous devons aussi constater que c’est proprement dans la tradition islamique, et chez elle seulement, que l’on voit cette opposition complémentaire « exotérisme-ésotérisme » que Guénon a cherché à universaliser.
En tant que pure religion l’islam est exotérique et par conséquent accessible à des multitudes qui se rassemblent aisément au nom du Dieu unique, Allah, et de son Envoyé (rasûl, autre titre de Mohammed). Cette religion islamique ne possède pas de sacrements, et son contenu intellectuel est, après tout, assez pauvre. Nous croyons donc pouvoir dire ceci : le christianisme n’est ni exotérique, ni ésotérique : il transcende cette distinction ; la foi du charbonnier est la même que celle de saint Thomas d’Aquin ; simplement, celle-ci est plus éclairée que celle-là.
Au contraire, la religion islamique appelle un ésotérisme initiatique qui la complète, la rend suffisante aux yeux des plus exigeants, mais aussi d’une nature différente de l’exotérisme religieux sur lequel il s’appuie sans le contredire. Or, lorsque l’on interroge cet ésotérisme islamique, le soufisme, on voit que, sauf là où il conserve encore une forte coloration religieuse, il incline à s’achever dans une métaphysique qui est essentiellement la même que celle de Shankarâchâryah.
La métaphysique islamique rejoint ainsi la métaphysique hindoue ou, du moins, une certaine métaphysique, celle de la Non-Dualité absolue. C’est ce qu’a vu immédiatement Guénon en étudiant Muyiddin ibn ‘Arabî, le maître spirituel le plus grand (al-Akbar). De là son adhésion à l’islam puisque, en principe, en raison de la division de la société hindoue en castes, un Européen ne saurait adhérer sérieusement à l’hindouisme ; on naît Hindou, on ne le devient pas, à moins d’être ativarna (Est ativarna quiconque, par son élévation spirituelle, se trouve au-delà des distinctions de caste et qui, par conséquent, est plus qu’un simple brahmane) ; et c’est ce que paraissent ignorer tous ceux qui ont cru (et certains Hindous notamment) que l’hindouisme était un objet d’exportation. Il va de soi d’ailleurs qu’il reste toujours possible d’étudier, de l’extérieur, la métaphysique hindoue.
André Allard l’Olivier, "Au cœur de René Guénon".