ISRAËL
par Simone Weil
La chrétienté est devenue totalitaire, conquérante, exterminatrice parce qu'elle n'a pas développé la notion de l'absence et de la non action de Dieu ici-bas. Elle s'est attachée à Jéhovah autant qu'au Christ ; elle a conçu la Providence à la manière de l'Ancien Testament : Israël seul pouvait résister à Rome parce qu'il lui ressemblait, et le christianisme naissant portait ainsi la souillure romaine avant d'être la religion officielle de l'Empire. Le mal fait par Rome n'a jamais été vraiment réparé.
Dieu a fait à Moïse et à Josué des promesses purement temporelles à une époque où l'Égypte était tendue vers le salut éternel de l'âme. Les Hébreux, ayant refusé la révélation égyptienne, ont eu le Dieu qu'ils méritaient : un Dieu charnel et collectif qui n'a parlé jusqu'à l'exil à l'âme de personne (à moins que, dans les Psaumes) ?... Parmi les personnages des récits de l'Ancien Testament, Abel, Enoch, Noé, Melchisédech, Job, Daniel seuls sont purs. Il n'est pas étonnant qu'un peuple d'esclaves fugitifs, conquérants d'une terre paradisiaque aménagée par des civilisations au labeur desquelles ils n'avaient eu aucune part et qu'ils détruisirent par des massacres, - qu'un tel peuple n'ait pu donner grand-chose de bon. Parler de « Dieu éducateur » au sujet de ce peuple est une atroce plaisanterie.
Rien d'étonnant qu'il y ait tant de mal dans une civilisation - la nôtre - viciée à sa base et dans son inspiration même par cet affreux mensonge. La malédiction d'Israël pèse sur la chrétienté. Les atrocités, l'Inquisition, les exterminations d'hérétiques et d'infidèles, c'était Israël. Le capitalisme, c'était Israël, notamment chez ses pires ennemis.
Il ne peut y avoir de contact personnel entre l'homme et Dieu que par la personne du Médiateur. En dehors du Médiateur, la présence de Dieu à l'homme ne peut être que collective, nationale. Israël a simultanément choisi le Dieu national et refusé le Médiateur ; il a peut-être tendu de temps à autre au véritable monothéisme, mais toujours il re tombait, et ne pouvait pas ne pas retomber, au Dieu de tribu.
L'homme qui a contact avec le surnaturel est par essence roi, car il est la présence dans la société, sous forme d'infiniment petit, d'un ordre transcendant au social.
Mais la place qu'il occupe dans la hiérarchie sociale est tout à fait indifférente.
Quant au grand dans l'ordre social, seul en est susceptible celui qui a capté une grande partie de l'énergie du gros animal.
Mais il ne peut avoir part au surnaturel. Moïse, Josué, telle est la part de surnaturel de ceux qui ont capté beaucoup d'énergie sociale.
Israël est une tentative de vie sociale surnaturelle. Il a réussi, on peut le supposer, ce qu'il y a de mieux dans le genre. Inutile de re commencer. Le résultat montre de quelle révélation divine le gros animal est capable.
Isaïe le premier apporte de la lumière pure.
Israël a résisté à Rome parce que son Dieu, bien qu'immatériel, était un souverain temporel au niveau de l'Empereur, et c'est grâce à cela que le christianisme a pu naître. La religion d'Israël n'était pas assez élevée pour être fragile et, grâce à cette solidité, elle a pu protéger la croissance de ce qui est le plus élevé.
Il était nécessaire qu'Israël ignorât l'idée de l'Incarnation pour que la Passion fût possible. Rome aussi (ce furent peut-être les deux seuls peuples à l'ignorer). Mais il fallait pourtant qu'Israël eût quelque part à Dieu. Toute la part possible sans spiritualité ni surnaturel. Religion exclusivement collective. C'est par cette ignorance, par ces ténèbres qu'il fut le peuple élu. Ainsi peut-on comprendre la parole d'Isaïe : « J'ai endurci leur cœur pour qu'ils n'entendent pas ma parole. »
C'est pour cela que tout est souillé de péché dans Israël, parce qu'il n'y a rien de pur sans participation à la divinité incarnée, et pour que le manque d'une telle participation fût manifeste.
La grande souillure n'est-elle pas la lutte de Jacob avec l'ange : « L'Éternel... fera justice de Jacob selon ses œuvres. Dès le sein maternel, il supplanta son frère et, dans sa virilité, il triompha d'un Dieu. Il lutta contre un ange et fut vainqueur, et celui-ci pleura et demanda grâce... »
N'est-ce pas le grand malheur, quand on lutte contre Dieu, de n'être pas vaincu ?
Israël. Tout est souillé et atroce, comme à dessein, à partir d'Abraham inclusivement (sauf quelques prophètes). Comme pour indiquer tout à fait clairement : Attention ! là c'est le mal !
Peuple élu pour l'aveuglement, élu pour être le bourreau du Christ.
Les Juifs, cette poignée de déracinés a causé le déracinement de tout le globe terrestre. Leur part dans le christianisme a fait de la chrétienté une chose déracinée par rapport à son propre passé. La tentative de réenracinement de la Renaissance a échoué parce qu'elle était d'orientation antichrétienne. La tendance des « lumières », 1789, la laïcité, etc., ont accru encore infiniment le déracinement par le men songe du progrès. Et l'Europe déracinée a déraciné le reste du monde par la conquête coloniale. Le capitalisme, le totalitarisme font partie de cette progression dans le déracinement ; les antisémites, naturelle ment, propagent l'influence juive. Mais avant qu'ils déracinent par le poison, l'Assyrie en Orient, Rome en Occident avaient déraciné par le glaive.
Simone Weil, "La pesanteur et la grâce".
Dieu a fait à Moïse et à Josué des promesses purement temporelles à une époque où l'Égypte était tendue vers le salut éternel de l'âme. Les Hébreux, ayant refusé la révélation égyptienne, ont eu le Dieu qu'ils méritaient : un Dieu charnel et collectif qui n'a parlé jusqu'à l'exil à l'âme de personne (à moins que, dans les Psaumes) ?... Parmi les personnages des récits de l'Ancien Testament, Abel, Enoch, Noé, Melchisédech, Job, Daniel seuls sont purs. Il n'est pas étonnant qu'un peuple d'esclaves fugitifs, conquérants d'une terre paradisiaque aménagée par des civilisations au labeur desquelles ils n'avaient eu aucune part et qu'ils détruisirent par des massacres, - qu'un tel peuple n'ait pu donner grand-chose de bon. Parler de « Dieu éducateur » au sujet de ce peuple est une atroce plaisanterie.
Rien d'étonnant qu'il y ait tant de mal dans une civilisation - la nôtre - viciée à sa base et dans son inspiration même par cet affreux mensonge. La malédiction d'Israël pèse sur la chrétienté. Les atrocités, l'Inquisition, les exterminations d'hérétiques et d'infidèles, c'était Israël. Le capitalisme, c'était Israël, notamment chez ses pires ennemis.
Il ne peut y avoir de contact personnel entre l'homme et Dieu que par la personne du Médiateur. En dehors du Médiateur, la présence de Dieu à l'homme ne peut être que collective, nationale. Israël a simultanément choisi le Dieu national et refusé le Médiateur ; il a peut-être tendu de temps à autre au véritable monothéisme, mais toujours il re tombait, et ne pouvait pas ne pas retomber, au Dieu de tribu.
L'homme qui a contact avec le surnaturel est par essence roi, car il est la présence dans la société, sous forme d'infiniment petit, d'un ordre transcendant au social.
Mais la place qu'il occupe dans la hiérarchie sociale est tout à fait indifférente.
Quant au grand dans l'ordre social, seul en est susceptible celui qui a capté une grande partie de l'énergie du gros animal.
Mais il ne peut avoir part au surnaturel. Moïse, Josué, telle est la part de surnaturel de ceux qui ont capté beaucoup d'énergie sociale.
Israël est une tentative de vie sociale surnaturelle. Il a réussi, on peut le supposer, ce qu'il y a de mieux dans le genre. Inutile de re commencer. Le résultat montre de quelle révélation divine le gros animal est capable.
Isaïe le premier apporte de la lumière pure.
Israël a résisté à Rome parce que son Dieu, bien qu'immatériel, était un souverain temporel au niveau de l'Empereur, et c'est grâce à cela que le christianisme a pu naître. La religion d'Israël n'était pas assez élevée pour être fragile et, grâce à cette solidité, elle a pu protéger la croissance de ce qui est le plus élevé.
Il était nécessaire qu'Israël ignorât l'idée de l'Incarnation pour que la Passion fût possible. Rome aussi (ce furent peut-être les deux seuls peuples à l'ignorer). Mais il fallait pourtant qu'Israël eût quelque part à Dieu. Toute la part possible sans spiritualité ni surnaturel. Religion exclusivement collective. C'est par cette ignorance, par ces ténèbres qu'il fut le peuple élu. Ainsi peut-on comprendre la parole d'Isaïe : « J'ai endurci leur cœur pour qu'ils n'entendent pas ma parole. »
C'est pour cela que tout est souillé de péché dans Israël, parce qu'il n'y a rien de pur sans participation à la divinité incarnée, et pour que le manque d'une telle participation fût manifeste.
La grande souillure n'est-elle pas la lutte de Jacob avec l'ange : « L'Éternel... fera justice de Jacob selon ses œuvres. Dès le sein maternel, il supplanta son frère et, dans sa virilité, il triompha d'un Dieu. Il lutta contre un ange et fut vainqueur, et celui-ci pleura et demanda grâce... »
N'est-ce pas le grand malheur, quand on lutte contre Dieu, de n'être pas vaincu ?
Israël. Tout est souillé et atroce, comme à dessein, à partir d'Abraham inclusivement (sauf quelques prophètes). Comme pour indiquer tout à fait clairement : Attention ! là c'est le mal !
Peuple élu pour l'aveuglement, élu pour être le bourreau du Christ.
Les Juifs, cette poignée de déracinés a causé le déracinement de tout le globe terrestre. Leur part dans le christianisme a fait de la chrétienté une chose déracinée par rapport à son propre passé. La tentative de réenracinement de la Renaissance a échoué parce qu'elle était d'orientation antichrétienne. La tendance des « lumières », 1789, la laïcité, etc., ont accru encore infiniment le déracinement par le men songe du progrès. Et l'Europe déracinée a déraciné le reste du monde par la conquête coloniale. Le capitalisme, le totalitarisme font partie de cette progression dans le déracinement ; les antisémites, naturelle ment, propagent l'influence juive. Mais avant qu'ils déracinent par le poison, l'Assyrie en Orient, Rome en Occident avaient déraciné par le glaive.
Simone Weil, "La pesanteur et la grâce".
Le livre le plus célèbre de Simone Weil.
Gravity and Grace
Weil’s intellectual formation began in the rigorous tradition of French intellectual life, where she excelled academically, particularly in mathematics and philosophy. Her early philosophical writings, such as her studies on the works of René Descartes and the nature of perception, reveal a keen interest in understanding human consciousness and the structure of reality. However, her philosophical pursuits quickly merged with her deep concerns for social justice, leading her to engage with the pressing issues of her time—particularly the plight of workers, the rise of fascism, and the ethical challenges of industrial society.
Weil’s most notable contribution to philosophy is her concept of attention—a disciplined, almost meditative state of mind that allows one to perceive the world and others without egoistic distortion. This notion of attention is central to her ethics and mysticism. In her view, true attention is an act of selflessness, a way of connecting with reality in its raw, unmediated form. It is through attention, Weil argued, that one comes closest to understanding the suffering of others and, by extension, to understanding God. Her concept of "affliction" (or malheur) also plays a crucial role in her philosophical thought. Weil argued that those who suffer—whether through poverty, oppression, or war—experience a unique form of existential pain that can reveal the deepest truths about human existence and the divine.
Weil’s commitment to social justice led her to work in factories in the 1930s to experience firsthand the hardships faced by workers. This experience deeply influenced her later writings on power, labor, and oppression. She saw the factory system as a microcosm of broader societal structures, where dehumanization and exploitation were rampant. Her reflections on the nature of power in institutions, particularly the state and the economy, made her a vocal critic of both capitalism and Soviet communism. She was deeply committed to the idea of justice—a moral vision that transcended political ideologies and sought to address the root causes of human suffering.
Weil’s spirituality is equally profound and complex. Though she was not formally religious, she developed a deep Christian mysticism, embracing aspects of Catholicism, particularly the concept of the cross as a symbol of suffering and redemption. Her reflections on the spiritual life are marked by a search for transcendence that did not seek to escape the world but rather to confront it head-on, especially the world’s suffering. Her religious views have sparked both admiration and criticism, as she managed to combine radical political engagement with a transcendent, almost mystical, understanding of human existence.
In the final years of her life, Weil’s health deteriorated rapidly due to malnutrition, exacerbated by her time in exile during World War II. Despite her short life, her writings remain influential, challenging readers to confront difficult questions about justice, human suffering, and the spiritual dimensions of life. Simone Weil's legacy endures as a remarkable example of intellectual courage, spiritual depth, and moral integrity.