"Les États coloniaux ont une durée de vie limitée. Israël ne fait pas exception." Chris Hedges.
VERS LA DISSOLUTION D'ISRAËL
Si, comme l'on voit, l'expression de "peuple juif" n'est pas sans poser quelques problèmes, celle de "peuple symbole" est encore plus extravagante. Limiter l'histoire des Juifs à une seule dimension, celle de la souffrance, de la dépossession et du massacre relève d'un réductionnisme absurde. En tant qu'histoire, elle a ses heures sombres et tragiques, comme des moments de bonheur et de jubilation. Mille autres peuples, dont une grande partie a d'ailleurs disparu corps et âmes au cours des siècles, ont aussi vécu dans cette alternance d'ombre et de lumière. Je suis bien conscient, ce disant, de tenir un propos qui sera parfois jugé sacrilège : on n'aurait pas le droit de comparer le sort des Juifs à celui d'aucune autre communauté humaine. Et si l'on n'accepte pas que ce droit nous soit refusé au nom d'une élection divine qui ne regarde que ceux qui y croient, on nous le refusera au nom d'Auschwitz, symbole de la barbarie de notre temps. On garantit ainsi un symbole par un autre, ce qui est bien le propre d'une logique mais aussi d'un effort désespéré pour ne pas regarder les réalités en face.
Confronter le symbole et la réalité est une opération généralement douloureuse. Les images qui arrivent d'Israël sont donc doublement douloureuses, parce qu'elles renversent le symbole – comme on abat une idole, brutalement – et plus simplement par ce qu'elles montrent : la sauvagerie des matraquages, le désir de meurtre, la haine raciste d'une armée d'occupation qui vit intensément la peur fiévreuse du colonisé qui se réveille et qui (comme en Nouvelle-Calédonie) jette des cailloux sur son oppresseur. Loin des symboles, cette atmosphère n'est pas sans rappeler celles que nous avons pu respirer à Alger sous l'OAS, en Rhodésie sous Ian Smith ou en Afrique du Sud, de Verwoerd à Botha. Même apartheid, même brutale et sanglante répression par une minorité privilégiée d'une masse autochtone qui s'insoumet et secoue son asservissement.
Israël est fondé sur la force et uniquement sur la force. Les justifications théologico-historiques (relevant d'ailleurs d'un grossier travestissement de l'histoire), les résolutions de l'ONU s'arrogeant en 1948 un droit qu'elle n'avait pas, celui de disposer du sort de la Palestine, le "symbole" des souffrances vécues pendant la guerre en Europe, tout cet ensemble composite de "justifications" de la création d'Israël, bonnes pour la consommation des consciences européennes, ne s'est jamais traduit sur le terrain que par la force brutale des canons, des fusils, des matraques, des tortures et de la terreur généralisée. Les Arabes de la région n'ont consenti à aucune de ces justifications. Israël, le seul État moderne qui ne possède ni constitution ni frontière légale ne peut lâcher un seul instant les trois instruments de sa terreur fondatrice, à savoir, les fusils et les matraques pour les Arabes sous son contrôle immédiat, les bombardements aériens pour ceux qui l'entourent, et son armement thermonucléaire pour garantir le tout et faire pression sur les grandes puissances. Le secret de Polichinelle qui entoure l'armement nucléaire d'Israël témoigne assez de la "perversité" de la symbolique qui s'oblige à toujours présenter Israël comme faible et menacé.
En réalité, la seule faiblesse d'Israël est justement cette force, ou plutôt cette confiance exclusive en la force. Ce ne sont pas les missiles soviétiques ou arabes qui ébranleront Israël. Ce sont les poitrines nues des Palestiniens, les petits cailloux qui ne sont pas sans rappeler une histoire biblique, celle de David et Goliath. Fondé sur la force, incapable après quarante ans de se faire accueillir dans un Moyen-Orient qu'il a fortement contribué à mettre à feu et à sang, Israël est condamné à disparaître. Les Occidentaux seraient bien inspirés de voter une nouvelle Loi du Retour, ouvrant ainsi aux citoyens israéliens la possibilité d'émigrer vers des terres où leur existence ne sera plus fondée sur le déni de celle des autres. Beaucoup le font déjà. Accueillons avec sollicitude ceux qui refusent de se faire les complices de cette nouvelle barbarie.
On amuse la galerie depuis des années avec le projet fantôme d'une conférence internationale qui réglerait miraculeusement le problème. Ce n'est là que manière élégante de gagner du temps pour renforcer les arsenaux israéliens et renflouer les caisses. Militairement et financièrement, Israël n'est que le prolongement du bras armé de la puissance américaine. Les différends entre le Likoud et l'opposition ne sont que des divergences sur la tactique, sur les moyens et sur le moment d'une politique d'annexion et de domination. La voix des pacifistes reste malheureusement à peu près inaudible. Négocier quoi, d'ailleurs ? Même si l'on fait entériner le statu quo par les dictatures arabes, même si l'on octroie un État-croupion à une bourgeoisie palestinienne qui rêve de hochets politiques, qu'aura-t-on résolu ? C'est tout le dispositif de domination occidentale au Moyen-Orient, dont Israël est le bastion avancé et imprenable, qui est à la source de toutes ces convulsions. À ceux qui ne veulent pas tirer les leçons qui s'imposent, l'Iran se charge de dire que toute domination engendre une résistance qui la combattra jusqu'au bout.
Ce n'est pas depuis décembre 1987 que règne cette oppression casquée et que la résistance se manifeste. Le sang coule depuis quarante ans. C'est dans ce bourbier sanglant que l'État israélien s'enfonce inexorablement. Un jour, il n'en restera plus rien et les générations futures ne comprendront plus le pourquoi de ce long acharnement. Ils se demanderont comment un symbole aura pu si longtemps masquer son contraire.
Serge Thion, "Une allumette sur la banquise. Écrits de combat" (1980-1992).