Au pied du mont Gerizim, des ruelles étroites, minces travées de lumière dans un bloc de béton, quadrillent le plus grand camp de réfugiés palestiniens de Cisjordanie. Berceau de la première intifada à la fin des années 1980, Balata est aujourd’hui une ville dans la ville en ceinture de Naplouse, le principal centre urbain du nord de la Cisjordanie.
Ahmad*, 16 ans, vit dans un appartement rajouté sur le toit d’un immeuble. Une chambre unique accueille les six membres de la famille. Il est 4 heures du matin lorsque, le 7 novembre 2022, une dizaine de militaires israéliens prennent d’assaut l’appartement. « Ils ont surgi dans la chambre et m’ont jeté contre le mur. Dans le salon, j’entendais ma mère crier. Et plus elle criait, plus ils la frappaient avec la crosse de leurs fusils pour la faire taire. Je ne savais même pas ce que les militaires nous voulaient », raconte cet adolescent réservé. Aujourd’hui, Ahmad a arrêté l’école : « Je n’ose plus traîner dehors comme avant. Tous les jours, je me dis qu’ils vont revenir me chercher. Alors, quand j’entends l’armée, je rentre me planquer. » Plus de six mois après cet assaut nocturne, la famille Hajaz en conserve des séquelles. Ghazel*, tout juste 7 ans, est constamment paniquée. « Un soldat a posé son arme contre sa tempe, confie sa mère. Depuis, elle ne dort plus toute seule et a des difficultés à parler. »
« À cause de la violence et des passages en prison, beaucoup d’enfants développent des traumatismes. Les consultations des mineurs explosent », explique-t-on à la clinique MSF de Naplouse, spécialisée dans l’aide psychologique. Chaque année, entre 500 et 700 enfants palestiniens sont arrêtés et détenus dans les prisons selon Save The Children. Un chiffre qui s’inscrit dans un contexte plus large de violences à l’égard des mineurs. En 2022, l’ONG Defence for Children International-Palestine (DCI-P) recensait 44 enfants tués par les forces d’occupation israéliennes en Cisjordanie – un triste record depuis la fin de la seconde intifada en 2005, de nouveau dépassé en 2023 (126 enfants tués selon la même source).
Depuis 1967, Israël occupe militairement la Cisjordanie. Il y a installé une juridiction spéciale chargée de juger les Palestiniens qui échappe au droit israélien et fait d’Israël le seul pays au monde à traduire, de manière systématique, des mineurs devant un tribunal militaire. « L’État hébreu n’applique pas les mêmes normes que pour ses propres citoyens, et ne respecte pas les conventions internationales lorsqu’il s’agit d’enfants palestiniens. Un enfant israélien ne peut pas être jugé avant 14 ans, tandis qu’un palestinien peut l’être dès 12 ans », pointe l’avocate et activiste israélienne Smadar Ben Natan. « Ce double système juridique est le pilier du régime d’apartheid israélien […] où les enfants sont traités de manière aussi inhumaine et illégale que les adultes », déplore Francesca Albanese, la rapporteure spéciale sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, dans un compte rendu publié en juillet 2023.
« Ces mineurs sont arrêtés parce qu’ils sont tous reliés à des actions violentes ou en passe d’être commises. En Israël, ils ont le droit à un procès équitable conforme à la loi avec la possibilité de saisir la Cour suprême. L’armée israélienne agit en accord avec le droit international », rétorque un porte-parole de Tsahal. Même son de cloche du côté du service des prisons israéliennes. Interrogé sur l’utilisation de la détention administrative et le recours à l’isolement envers les mineurs palestiniens, son porte-parole assure que « tous les prisonniers sont détenus selon la loi et [que] tous les droits humains sont entièrement respectés »
"Un soldat a posé son arme contre sa tempe. Depuis, elle a des difficultés à parler"
Des aveux extorqués sous la pression
120 jours, c'est la durée moyenne de la détention pour les mineurs palestiniens. Source : YMCA Palestine
Et depuis la guerre entre Israël et le Hamas, ces pratiques se sont encore durcies : le délai pour amener un mineur devant un juge a été étendu à quatre jours, et son maintien en détention administrative est passé de soixante-douze heures à douze jours. Dans la grande majorité des dossiers, les mineurs plaident coupables. Une preuve pour Israël du bien-fondé de ces arrestations. Ces aveux cachent en réalité la peur de s’engager dans des procédures lentes, où les enfants seraient maintenus en détention provisoire plus longtemps que la durée de leur peine. « Quelle indépendance y a-t-il lorsque le policier, le juge et le procureur portent le même uniforme ? », lâche Yasmina*, la mère de Fadil.
Sur une colline de Ramallah surplombant le centre historique, cheveux courts et larges lunettes vissées sur le nez, Sahar Francis, la directrice de l’ONG palestinienne Addameer, se bat sans relâche contre la détention de Palestiniens. Elle considère cette pratique comme l’un des moyens de maintenir l’occupation. « Le système judiciaire est conçu pour contrôler les enfants dès le plus jeune âge. Israël veut que l’expérience de la prison efface toute volonté de révolte. On parle ici de mineurs emprisonnés pour avoir lancé des pierres ou exprimé leur opposition à l’occupation, mais, pour Israël, ce sont des terroristes qui doivent être punis comme tels. »
Déstabiliser la famille
Dans le camp d’al-Arroub, au nord d’Hébron, les habitants vivent sous l’étroite surveillance d’un mirador de l’armée israélienne. Installé dans le salon familial, Amar* hésite. Son père et lui craignent que parler n’aggrave leur situation. « À cause de moi, mon père a perdu son permis de travail israélien, et donc son boulot. Il a dû également payer une forte amende », confie Amar. « En visant les enfants, c’est la famille dans son ensemble qu’Israël cherche à déstabiliser, estime Samah Jabr. On veut que le fils culpabilise pour les problèmes causés à ses parents ou alors qu’il réalise que son père n’est pas capable de le protéger. »
Amar a passé quatre mois dans une prison en territoire israélien, arrêté en descendant à l’épicerie située à une dizaine de mètres du mirador. Ses parents décrivent leur parcours du combattant pour lui rendre visite : « Avoir une autorisation prend près de trois mois. Il faut partir tôt le matin, ils nous font attendre debout, au soleil pour, en fin de compte, ne pouvoir lui parler que quelques minutes par écran interposé, puis rentrer épuisés, tard le soir. Tout est fait pour qu’on ne vienne pas souvent, qu’il y ait une distance qui s’installe. »
Depuis octobre 2023, il n’est plus possible pour les familles et très difficile pour les avocats d’assister aux procès ou de rendre visite aux enfants en prison. D’après le service des prisons israéliennes, près de 70 % des enfants palestiniens sont détenus dans des centres pénitentiaires situés de l’autre côté du mur de séparation. Des déplacements de population illégaux, au regard du droit international, qui peuvent s’apparenter à un crime de guerre selon Salwa Duaibis, de Military Court Watch.
Lutter contre le traumatisme
Pour tenter d’atténuer les traumatismes liés aux arrestations et emprisonnements juvéniles, l’ONG Addameer sillonne les écoles de Cisjordanie et sensibilise les enfants à leurs droits. « Nous voulons leur donner des outils pour ne pas se faire écraser, qu’ils puissent être actifs, qu’ils posent des questions et réclament le respect de leurs droits », assène Sahar Francis. Une stratégie adoptée de longue date à Nabi Saleh, un village de 600 habitants situé dans le gouvernorat de Ramallah. Depuis le début des années 2000, les jeunes y sont régulièrement arrêtés en marge des manifestations hebdomadaires contre l’occupation israélienne et la présence d’une colonie sur la colline opposée. Une résistance à l’occupation dès le plus jeune âge que Nabi Saleh a toujours payée dans le sang. Dernière victime en date : Mohamed Tamimi, deux ans et demi, abattu par erreur par l’armée israélienne, le 6 juin 2023. À Nabi Saleh, plusieurs jeunes ont également des difficultés à se déplacer. « On a arrêté les manifestations, car les snipers tiraient dans nos articulations pour que l’on garde des séquelles à vie », glisse Ahmed, réuni avec d’autres jeunes devant la salle communale.
Assis à l’ombre d’un figuier filtrant les premières chaleurs de l’été, Bassem Tamimi, un activiste du village, ancien prisonnier d’opinion d’Amnesty International, justifie la démarche des habitants : « Lorsqu’ils marchent à nos côtés, lancent des pierres, ils ne sont pas dans une position de victimes, mais de combattants de la liberté, et ils extériorisent la violence à laquelle ils sont confrontés tous les jours. Il n’y a aucun endroit où nous sommes en sécurité, des femmes avec des enfants ont failli mourir asphyxiés dans leurs maisons après que l’armée a tiré du gaz lacrymogène par les fenêtres. Alors, à quoi bon laisser nos enfants chez nous ? »
* Les prénoms ont été changés.
Military Court Watch est une ONG cofondée par l’activiste palestinienne Salwa Duaibis et l’avocat américain Gerard Horton.
https://www.amnesty.fr/chronique/sans-defense