J’ai l’habitude des bombes, j’ai vu des gens mourir, j’ai vu l’horreur des déplacements. J’ai vécu la peur, la disparition de la famille, d’amis, de proches. Mais la famine donne un sentiment d’impuissance auquel on ne peut rien faire.
Une famine dramatique jamais vu à Gaza
Avec les bombardements, on peut se déplacer ; s’il y a des blessés, on peut essayer de leur trouver des soins, mais avec la famine, on est là, on ne peut rien faire, on voit la tristesse dans les yeux de nos enfants, dans les yeux de nos voisins, on est impuissants.
Entre 2009 et 2021, lors de différentes agressions terribles contre la bande de Gaza, nous avons connu la pénurie, le manque de stock et la fermeture des passages, mais cela n’a rien à voir avec la famine dramatique que l’on vit aujourd’hui.
Nous avons traversé deux périodes critiques de famine pendant cette longue offensive horrible : en février 2024, où ma famille et moi avons mangé de l’herbe, je n’ai pas honte de le dire ; et les trois dernières semaines de juillet 2025, semaines de pénurie totale pendant lesquelles on ne trouvait absolument rien. C’était terrible. En juillet et en août, au moins 332 Palestiniens de Gaza sont morts de faim et de la malnutrition dont 125 enfants de moins de 14 ans.
Les largages aériens d’aide humanitaire mis en place par plusieurs pays fin juillet dernier sont insuffisants, car chaque avion ne largue que cinquante colis au maximum. Ils sont inefficaces : soit ils tombent dans la mer et les cargaisons sont abîmées, soit ils tombent sur les toits ou sur des personnes. Depuis le début des parachutages, il y a eu quatre morts et 37 blessés. La seule solution est d’ouvrir les passages terrestres.
Les autorités d'occupation ont permis à quelques commerçants de Gaza d'importer certains aliments mi-août. Il y a une amélioration et la présence de nouveaux produits mais le fait est que les prix restent élevés.
Gaza craint le pire
Il est difficile pour moi de raconter, de décrire mon vécu. Souvent, je n’ai pas le moral ; je suis dégouté, épuisé, quelque fois un peu découragé parce que ça dure depuis 23 mois et que les choses n’avancent pas mais heureusement, je ne suis jamais désespéré.
Malgré notre patience, notre résilience, notre volonté, malgré l’ampleur de la solidarité internationale, ça n’avance pas. Je pourrais écrire des pages et des pages, des livres entiers, il me serait impossible de décrire la réalité sur place, elle est indicible. On supporte l’insupportable. Je vais tout de même essayer de parler de mon vécu.
Une vie quotidienne bouleversée
La nostalgie d’avant le 7 octobre 2023. A cette époque, malgré les conséquences économiques, sociales et psychologiques dues au blocus et à la fermeture des passages, au moins, il y avait une vie. On se réunissait pour faire la fête, pour célébrer des mariages ; on trouvait des cafés, des restaurants et des magasins ouverts même si l’approvisionnement était difficile ; on pouvait aller se baigner à la mer, rendre visite à sa famille, se promener. Les universités étaient ouvertes, les enfants allaient à l’école.
Souvent ces derniers temps, avec mes enfants et les amis, on regarde des photos et des vidéos de cette période de nostalgie, les fêtes, les étals des marché, l’animation de la ville. Après la nostalgie, il y a le rêve. Le rêve d’un avenir, d’un changement politique, de la reconstruction, de trouver un travail pour nos enfants.
Et entre nostalgie et rêve, c’est le cauchemar. C’est ce que nous sommes en train de vivre depuis 23 mois, une période dont on ne parle pas entre nous, qu’on veut oublier, effacer de notre vie et de nos mémoires.
Ma vie a été complètement bouleversée, passant d’une mission scientifique, éducative, et associative, à une mission de survie au quotidien. Comme pour tous les Palestiniens le quotidien est devenu très difficile. Il consiste à chercher à manger, de l’eau potable, du bois pour le feu, un endroit pour recharger les portables et les lampes. C’est compliqué, il n’y a pas de visite familiale, pas vraiment de solidarité familiale et sociale. On est de plus en plus enfermés et je me sens inutile.
Bien qu’épuisé et dégouté, je continue d’essayer d’aider les jeunes. Je ressens un sentiment d’inutilité, de perte de temps. Je continue mon travail d’écriture, je témoigne, je fais des poèmes et, même si je pleure parfois, seul, le soir, je garde espoir, c’est le seul point positif. J’essaie de remonter le moral à mon entourage, je suis un exemple pour les jeunes et je dois être fort.
Je tente d’être toujours actif dans la société mais ça n’est pas toujours évident, notamment avec la famine qui s’est installée dans la ville de Gaza. J’ai un sentiment d’impuissance horrible par rapport à ma famille. Tout est introuvable, tout est hors de prix.
Le soir, je dors quelques heures entre 22h et 1h du matin. Ensuite, je me relève et reste debout trois ou quatre heures pour écrire, composer des poèmes, répondre au courrier. Tout le monde dort. Est-ce que je choisis ce créneau horaire là pour être tranquille (bien que les bombardements et le passage des drones continuent nuit et jour) ou, psychologiquement, pour éviter d’avoir des contacts avec les autres et de me sentir impuissant parce que je n’ai pas de réponses à donner à leurs demandes ?
Que répondre à un de mes enfants quand il me dit que la batterie de son portable ne fonctionne plus ? Je ne peux rien y faire… Comment l’aider s’il m’explique qu’il a besoin de nouvelles chaussures alors qu’on ne trouve absolument rien à Gaza ? J’essaie de m’adapter à un contexte très difficile dans lequel se mêlent les bombes, l’insécurité, la peur et l’absence de perspectives.
Rester à Gaza ou partir, le dilemme
Suite à ma lettre du 24 juillet 2024 dans laquelle j’ai laissé paraître une profonde détresse, j’ai reçu énormément de réactions d’amis et de solidaires qui me suivent sur les réseaux. Ils sont inquiets de voir que j’ai maigri et que je suis affaibli. Tout le monde voulait m’aider et me demandait comment m’envoyer de l’argent. J’ai aussi reçu des propositions d’hébergement en France, en Suisse, en Belgique et dans d’autres pays pour le cas où j’aurais la possibilité de quitter Gaza.
Depuis le début de l’offensive, je n’ai jamais accepté de quitter Gaza, même pour aller dans le sud de l’enclave où on nous disait en sécurité. Je ne veux pas abandonner Gaza. Je ne peux pas laisser derrière moi des familles, des jeunes, des enfants qui comptent sur moi. J’ai une responsabilité morale.
C’est dans ces moments-là qu’on doit appliquer ses principes et ses convictions. C’est en tous cas ma vision des choses. Même si beaucoup de mes amis m’accusent d’être très têtu, quand ils savent que je suis le dernier à quitter l’immeuble ou le quartier quand les chars arrivent. En dehors de tout cela, je ne veux pas participer à une nouvelle Nakba. Je ne suis pas le seul, des centaines de milliers de personnes ont fait le même choix.
Peut-être que si on me donnait l’opportunité d’aller temporairement en France, par exemple, pour donner des cours et effectuer des recherches dans des universités dans le cadre d’un programme d’échange scientifique et universitaire comme le Programme Pause, pour animer des conférences ou pour faire des soins, je réfléchirais à cette possibilité, tout en continuant d’affirmer que je ne demanderai jamais l’asile politique même si on m’en fait la proposition.
Je sais qu’ici à Gaza, on risque notre vie et on survit dans des conditions inhumaines, mais j’ai des principes. J’ai un pays qui s’appelle la Palestine et j’ai ma ville natale qui s’appelle Gaza. Je ne quitterai jamais définitivement Gaza même si cette décision me fait de la peine par rapport à mes enfants et ma famille. Je pense notamment à ma femme Ghada qui fait un travail remarquable dans l’immeuble où nous sommes réfugiés avec une quarantaine d’autres personnes, non seulement par rapport aux tâches quotidiennes imposées par la situation actuelle mais également par l’éducation des enfants, l’entraide, la patience, l’adaptation. J’apprécie son courage et sa détermination.
Ma vie a été bouleversée pendant cette agression horrible. Notre maison a été détruite totalement et j’ai tout perdu. J’ai aussi de la peine pour mes enfants. Mes deux fils aînés, Mohamed et Hassan, âgés de 27 et 25 ans, sont diplômés depuis 2023 mais n’ont toujours pas trouvé de travail. Auparavant, ils pouvaient faire des petits boulots et gagner un peu d’argent. Aujourd’hui, ils n’ont pas d’activités, ils sont tout le temps à la maison ; ils ne peuvent plus faire de sport, sortir avec des amis, aller à la plage ou dans un café, plus rien du tout.
C’est le cas aussi pour mes trois autres garçons, Ahmed, Abdallah et Tarek, âgés de 20, 16 et 14 ans, bien qu’ils suivent des cours virtuellement et fréquentent les centres éducatifs. Mais pour eux comme pour tous les enfants à Gaza, vivre ici, c’est la souffrance au quotidien.
Des amis français et suisses me proposent de m’héberger, ma famille et moi, et je les remercie de leur proposition, de leur accueil et de leur soutien. Si je réfléchis à quitter Gaza pour une courte période, ce n’est que pour ma famille afin de souffler un peu après ces deux ans de souffrance et de malheur.
Ce qui calme ma colère dans cet enfer
La deuxième chose qui m’aide, c’est la magnifique solidarité internationale, notamment francophone. Je suis fier de ce réseau d’amis qui m’envoient chaque jour des dizaines de messages et calment ma colère lors des échanges que j’ai avec eux. Je les en remercie. J’ai reçu une quantité de propositions d’aides financières. Je n’oublie pas ces personnes magnifiques qui ont cherché des associations et des activistes susceptibles de me venir en aide à Gaza, ça m’a dépanné pendant quelques jours. Et des autres qui ont cherché des associations pour verser des dons en faveur des familles démunies de Gaza. Je ne peux pas nommer toutes les personnes et les associations que mon message a fait réagir. Je leur en suis infiniment reconnaissant.
Suite à ma lettre en juillet 2024, j’ai passé une semaine à répondre aux personnes qui voulaient m’aider. J’étais épuisé d’essayer de leur expliquer la situation à Gaza en ce qui concerne l’envoi d’argent. Si on m’envoie la somme de 100 euros, 50 % sont prélevés par les agences financières pour leurs frais. Ensuite, des marchands malhonnêtes et profiteurs en prélèvent une autre part et, d'intermédiaire en intermédiaire, je recevrai, si tout va bien, 10 euros. Beaucoup d’amis et de solidaires ont essayé, malgré tout, d'envoyer de l'argent. Même si cela n’a pas souvent abouti, leur générosité m’a touché.
Je me sens très privilégié par rapport aux autres Palestiniens de Gaza. J’ai un grand réseau de solidaires partout dans le monde. C’est un grand soutien psychologique pour moi. Mes amis m’écrivent, me téléphonent, me soulagent. Ce réseau est un trésor pour moi.
La lutte non-violente en réponse à la violence
Je veux préciser que je n’aime pas les partis politiques pas seulement en Palestine, mais partout. Depuis longtemps, c’est ma nature. En Palestine, je pense que les partis ne sont pas à la hauteur. Malgré leur mobilisation, ils n’ont pas réalisé les espérances du peuple palestinien. La preuve, c’est que depuis presque deux ans, depuis le 7 octobre 2023, on est abandonnés. Ce sont des commerçants profiteurs qui gèrent la vie à Gaza. Il n’y a pas ni gouvernement, ni autorité, ni partis politiques.
Je fais partie de la société civile. Je suis un simple citoyen palestinien, professeur à l’université. J’ai opté depuis longtemps pour la lutte non-violente par l’éducation, par l’attachement à la terre, par la résilience, et je serai toujours pacifique. C’est mon choix, ce sont mes principes, mes convictions, malgré l’horreur absolue, malgré la perte de beaucoup de membres de ma famille, malgré la destruction complète de ma maison.
Des gens me disent : « Ziad, tu as tout perdu, viens en France ! » Je suis pour la paix dans la justice, pour la non-violence contre l’apartheid et la colonisation, contre l’occupation et l’agression. Mais je suis très attaché à Gaza et très attaché à mes principes. J’apprécie la mobilisation des pacifistes israéliens qui, malgré le danger, continuent leur soutien à la population de Gaza et leur engagement pour la paix. Je n’ai pas de haine.
La fierté d'être Palestinien de Gaza
Les trois éléments qui m’éloignent de la haine, qui m’aident à garder mon sang-froid et ma patience sont d'abord mes principes humanistes qui me rendent très fier d’être non-violent malgré la violence autour de moi. Ensuite, la solidarité internationale ; enfin, la langue française. Oui, la langue française car elle n’est pas seulement, comme je l’ai écrit dans un de mes poèmes, une langue de paix et d’espoir, elle est devenue aujourd’hui une langue de protection pour moi.
J’écris en français, je réfléchis en français, je témoigne en français, j’échange en français, je partage sur les réseaux en français, je donne des entretiens et des interviews en français – c’est rare que je donne des entretiens en arabe. La langue française est une langue magnifique, très jolie, vivante, passionnante ; une langue d’espoir, de culture, d’amour ; une langue universelle qui m’éloigne de la haine. C’est une source d’espoir, et moi, sans espoir, je ne peux pas vivre.
Voilà une idée de ma vie personnelle. Il y a la douleur et le malheur mais également la vie et la survie au quotidien. Je continue de vivre et de garder espoir. J’adore la vie et, en même temps, je n’ai pas peur de la mort. A Gaza, on peut mourir à n’importe quel moment, d’une bombe, d’un missile, de la faim, de la peur ou de l’oppression.
A l’intérieur, je souffre, mais je suis très fier d’être Ziad, d’être Palestinien de Gaza. Je n’aime pas le mot « Gazaoui », je préfère Palestinien de Gaza parce que Gaza fait partie de la Palestine. Je suis très fier d’être pacifiste, non-violent, et un écrivain d’expression française. Je vis un quotidien infernal mais la beauté de mon âme m’éloigne de la haine, m’aide à tenir bon et, surtout, à garder espoir.
Vive l’espoir même à Gaza la dévastée ! Vive la solidarité !
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Ziad Medoukh est professeur et directeur du département de français de l’université Al-Aqsa de Gaza.