mardi 5 novembre 2024

“Les jeunes juifs américains tournent le dos à Israël”





Non, tous les Juifs ne sont pas pro-Netanyahou. Comme le note le journaliste Sylvain Cypel, la communauté juive américaine s’émancipe de l’État hébreu et ouvre la voie à d’autres possibles.

Le titre de son dernier livre, "L’État d’Israël contre les Juifs", sonne comme une provocation. Grand connaisseur de la société israélienne, correspondant du Monde aux États-Unis de 2007 à 2013, Sylvain Cypel dit avoir été inspiré par la sociologue franco-israélienne Eva Illouz – autrice en 2018 d’un long article, dans le quotidien Haaretz, intitulé « L’État d’Israël contre le peuple juif ». Le journaliste français dresse aujourd’hui un réquisitoire implacable contre une politique israélienne ouvertement ségrégationniste et antidémocratique. Deux judaïsmes coexistent désormais, estime Sylvain Cypel : celui d’Israël et de ses soutiens extérieurs, nationalistes (et même… antisémites !), et un judaïsme nouveau de diaspora, en plein développement aux États-Unis, porteur de valeurs universalistes. À l’heure où nous avons réalisé cet entretien, les résultats des dernières élections israéliennes n’étaient pas connus, mais Sylvain Cypel, craint, au-delà du « cas » Netanyahou, que le mal soit profond au sein de la société israélienne.


Vincent Remy - Télérama :

Comment pouvez-vous dire qu’Israël est néfaste pour le peuple juif ?

Le rapport à l’antisémitisme a profondément changé en Israël, du fait de ses soutiens extérieurs. Parmi les plus fervents partisans d’Israël figurent tout d’abord les dirigeants identitaires, aux visions nationalistes, Viktor Orbán en Hongrie, Mateusz Morawiecki en Pologne, Jair Bolsonaro au Brésil, Narendra Modi en Inde, et d’autres qui ne sont plus au pouvoir comme Matteo Salvini en Italie. Fascinés par la force et le nationalisme, tous ces dirigeants ont visité Israël ces cinq dernières années, soit parce qu’ils avaient auparavant invité Netanyahou dans leur pays, soit parce que ce dernier les avait invités. Or les mouvements autoritaires dont ils sont issus ont tous des composantes antisémites. Autres fervents soutiens d’Israël, les millions d’évangélistes américains et brésiliens. Pour eux, Jésus descend de la maison de David, son retour et l’avènement du paradis sur terre dépendent de la renaissance du royaume de David. La création d’Israël préfigure cette renaissance. En 2002, j’y ai accompagné une délégation de la Christian Coalition of America, très grand mouvement évangélique. Mais, en réalité, Israël ne les intéressait pas. Ils ont passé cinq jours dans les territoires occupés et n’ont rendu visite qu’aux plus extrémistes des colons, ultra religieux comme eux. Leur présidente, Roberta Combs, m’a confié qu’à la fin des temps, Jésus reviendrait, et que les juifs qui persisteraient à ne pas voir pas en lui le Messie seraient condamnés à la géhenne…

Comment expliquez-vous cette compromission avec les antisémites de la planète ?

C’est une dérive politique, fondée sur une perte de sens moral. Les deux sont liées. Je connais bien la société israélienne, j’ai vécu longtemps là-bas. Des universitaires, des journalistes, des militants d’ONG font un travail remarquable. Pour la quasi-totalité d’entre eux, leur opposition au pouvoir israélien a démarré avec la question morale, celle de l’occupation des territoires palestiniens. Ainsi s’est développée une grande organisation des droits de l’homme, B’Tselem, ou le mouvement des soldats, l’ONG Breaking the Silence. Pour eux, Israël abandonne les valeurs juives. L’occupation de la Cisjordanie, qui se poursuit sans entraves depuis 1967, gangrène la société israélienne.

Pourquoi si peu d’opposants à l’occupation ?

80 % des Israéliens sont nés dans un pays qui occupe le territoire d’un autre peuple, qui n’y a aucun droit. Cela devient la norme. On voit des débats sidérants dans les journaux : que va-t-on faire des Palestiniens une fois qu’on aura obtenu la totalité des territoires ? Les premières générations d’Israéliens avaient été éduquées avec la fameuse phrase de Ben Gourion : « Israël n’a jamais expulsé un seul Arabe, ils sont partis. » Beaucoup se doutaient que les choses avaient été moins simples. On avait peut-être fait des choses pas très correctes, mais la justice était de notre côté, on sortait de la Shoah, on avait droit à notre État. On préservait une image de soi. Aujourd’hui, on ne nie plus les expulsions initiales. Et on ajoute que Ben Gourion a commis l’erreur de ne pas les avoir tous virés, « il faut finir le travail ! Quand l’occasion se présen-tera, il ne faudra pas la rater ». Ceux qui ne pensent pas ainsi sont minoritaires. Et désespérés.

Quelle est la part de responsabilité de Benyamin Netanyahou ?

Netanyahou est l’homme qui correspondait le mieux aux aspirations collectives de la société israélienne, il a été davantage l’expression que l’artisan de cette dérive. Seul hic : il a lié la politique israélienne à la présence de Donald Trump au pouvoir. Ce choix était stratégique : le soutien de soixante millions d’évangéliques pro-républicains lui paraissait beaucoup plus important que celui des six millions de juifs américains, qui pour beaucoup votent démocrate.
Depuis la fin du XIXe siècle, le judaïsme américain s’est toujours vécu comme progressiste. Sa réforme, entérinée par la plateforme de Pittsburgh en 1885, a été radicale. Il a adopté l’anglais comme langue de prière, abandonné la notion de peuple élu, prôné la mixité hommes-femmes des offices. Il reste certes des juifs orthodoxes, à Brooklyn ou à Baltimore, mais c’est une petite minorité. L’immense majorité des autres se sont donné une mission : réparer le monde, accompagner les idées de progrès et de justice sociale. Dans les années de la ségrégation aux États-Unis, la moitié des Blancs qui se battaient pour les droits civiques aux côtés des Noirs étaient des juifs. De par son histoire et sa force, le judaïsme américain ne s’est jamais senti dépendant d’Israël. Être juif américain, cela veut dire avoir inventé une tradition religieuse, mais aussi une vie intellectuelle et culturelle florissante. Il y a davantage de départements d’études juives dans les universités américaines qu’il n’en existe en Israël. Des revues juives, des écrivains, des cinéastes !

Le lien à Israël est pourtant fort, avec notamment l’Aipac, un puissant lobby de soutien à l’État hébreu…

Il le reste, mais avec une évolution impressionnante. Les jeunes, notamment, sont en train de tourner le dos à Israël. Il y a dix ans, j’avais rencontré à New York un jeune kinésithérapeute juif qui m’avait dit s’être rendu chez des cousins à Hébron et s’être senti un étranger. Il ajoutait en avoir assez qu’on l’interroge sur sa relation avec Israël, car il souhaitait vivre une vie tranquille de juif américain. Longtemps, j’ai pensé qu’il était une exception. Mais j’ai vu croître ce type d’attitude. L’identification au devenir d’Israël tend à disparaître chez les jeunes juifs américains. Ce qui advient ensuite, c’est la critique d’Israël, fondée sur le rejet de la colonisation. Aujourd’hui la moitié des militants du mouvement BDS – boycott d’Israël ou des territoires occupés – sont juifs. Tout est parti des grandes universités, Berkeley, Columbia. Et le mouvement a fait tache d’huile, il est présent dans trois cents ou quatre cents universités américaines.

Pourquoi en ce moment ?

L’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche et le lien fusionnel qu’il entretient avec Netanyahou ont joué un rôle d’accélérateur. Trump, sa politique comme le personnage, est rejeté par les trois quarts des juifs américains. Et qu’il soit la personnalité étrangère préférée des Israéliens les embarrasse. Quatorze grandes organisations juives américaines ont déclaré que la loi sur l’État-nation du peuple juif – adoptée en 2018, qui fait de l’hébreu la seule langue officielle du pays, et ne mentionne pas l’égalité de principe entre tous les habitants – mettait fin « à ce qui définit une démocratie moderne ». Énormément de juifs américains, même sionistes, comprennent que le prétendu plan de paix Trump-Netanyahou ne vise qu’à ratifier l’annexion d’une partie de la Cisjordanie. Leur espoir est de se débarrasser de Trump et de Netanyahou.

Pourquoi une telle évolution est-elle impensable en France ?

Le judaïsme américain se sent suffisamment fort pour dire non à Israël. Pas le français. Quand vous représentez à peine six cent mille personnes, vous êtes une petite chose face à un État de six millions et demi de Juifs. Il n’y a plus de voix qui incarne les spécificités de la diaspora française. Son identité juive, portée par le Crif, c’est l’identification à Israël. Et la vie culturelle juive française n’a rien à voir avec l’américaine. En France, on envoie les enfants à l’école juive, et après plus rien. Mais il faut tout de même relativiser le poids du Crif, qui représente une petite moitié du judaïsme français. Il masque toutes sortes de gens qui se sentent juifs, s’inquiètent de l’évolution d’Israël, mais restent silencieux, car ils se croient inaudibles. J’ai interrogé des intellectuels juifs français : ils me disent que ce qui est advenu aux États-Unis ne peut se produire en France. Je n’en suis pas si sûr ! Le mouvement n’aura peut-être pas la même dimension, mais ce renouveau de l’esprit de la diaspora pourrait très bien advenir ici aussi.

Le poids de la culture musulmane d’une part, celui des attentats terroristes d’autre part, ne rendent-ils pas la situation très différente en France ?

Il est vrai que la communauté séfarade, qui soutient fortement le Crif et développe l’entre-soi, se retrouve en confrontation avec la société musulmane. Les plus extrémistes d’entre eux se perçoivent en France comme les Israéliens face aux Palestiniens. J’ai également rencontré des juifs français, en Israël, qui transmettaient la mémoire familiale de l’Algérie, un pays qu’ils n’avaient jamais connu. Ils étaient dans la revanche. On ne peut pas comparer le sort des juifs et des musulmans en France, sauf sur le plan de l’enfermement. Dans le cas des juifs, c’est un enfermement choisi, accompli avec l’idée de se protéger. Mais choisi ou contraint l’enfermement est catastrophique pour une lutte commune contre le racisme. Les murs dans les têtes, c’est ce qu’il y a de pire.

L’enfermement, c’est ce que refusent catégoriquement les juifs américains…

En Californie, les jeunes se marient de plus en plus avec des non-juifs, des Latinos, des Noirs, des Asiatiques… mais le nombre de juifs ne diminue pas ! Car il y a dans ces mariages autant de gens qui quittent le judaïsme que de gens qui y adhèrent. Dans le judaïsme rabbinique traditionnel, il faut des années pour se convertir, et surtout pour être regardé comme appartenant au peuple élu. Aux États-Unis, on peut devenir juif simplement parce qu’on le désire. Se développe ainsi un nouveau judaïsme. Il est probable qu’on aille vers un schisme à peu près inéluctable. Restera une frange d’extrême droite qui soutiendra Israël, assez proche du suprémacisme blanc. Et plus elle se radicalisera, plus les juifs américains dans leur ensemble s’éloigneront d’eux.


Sylvain Cypel en quelques dates :

1947 Naissance à Bordeaux.

1972 Diplôme de relations internationales à l’Université hébraïque de Jérusalem.

1992 Directeur de la rédaction de Courrier international.
2001-2003 Couverture de la seconde Intifada pour Le Monde.

2007-2013 Correspondant permanent du Monde à New York.



Publié il y a 27th March 2020 par Assawra