Actualisation : le lundi 28 octobre 2024, la Knesset a adopté deux lois interdisant les activités de l’UNRWA à Jérusalem-Est et empêchant les autorités israéliennes de coopérer avec l’organisation ou ses représentants, ce qui contribuerait à entraver davantage son travail à Gaza et en Cisjordanie.
Dès le début de son offensive à Gaza, le 8 octobre 2023, l’État d’Israël lance une campagne de dénigrement de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il présente celle-ci comme un organisme dévoyé qui l’empêche d’assouvir ses objectifs en protégeant indûment ses ennemis, le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban, deux entités «terroristes» aux contours indéfinis qu’il entend «éradiquer en totalité». Du haut de la tribune de l’Assemblée générale, le 27 septembre 2024, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, traite l’ONU de «cloaque de bile antisémite à assécher». Si elle n’obtempère pas, dit-il, elle restera «considérée comme rien d’autre qu’une méprisable farce». Les trois-quarts des présents quittent la salle.
Il en fallait plus pour émouvoir Netanyahou. Son offensive n’a fait que croître contre toutes les organisations onusiennes sur le terrain, qu’elles soient militaires (les Casques bleus) ou civiles (l’office des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, UNRWA). Israël taxe d’«antisémite» toute critique de ses crimes à Gaza – les pires commis depuis le début de ce siècle, comme répètent les organisations humanitaires. Le 8 octobre 2024, alors que le Premier ministre israélien menace explicitement les Libanais de leur faire subir «les mêmes destructions et les mêmes souffrances» qu’à Gaza, s’ils ne se soumettent pas à ses exigences, c’est-à-dire «éradiquer le Hezbollah», ses forces armées frappent délibérément trois sites de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Huit jours plus tard, on comptait au moins cinq attaques israéliennes contre cette organisation, créée en 1978, après une lourde opération militaire israélienne au Sud-Liban contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) pour surveiller le comportement des belligérants et protéger les populations civiles.
Comme chaque fois qu’Israël se comporte ainsi, l’ONU et de très nombreux pays émettent de vives critiques. L’armée, elle, poursuit sa campagne : le 13 octobre 2024, deux de ses chars entraient de force dans une position de la Finul, pour bien montrer que les pressions internationales l’indiffèrent. À Gaza, au 14 mars 2024, l’UNRWA dénombrait «au moins 165 membres tués dans l’exercice de leurs fonctions» depuis octobre. Quatre jours après le massacre de masse perpétré par le Hamas et d’autres milices palestiniennes, le 7 octobre 2023, le secrétaire général des Nations unies, le Portugais António Guterres rappelait que, selon le droit international, «les locaux de l’ONU et tous les hôpitaux, écoles et cliniques ne doivent jamais être pris pour cible». Comme s’il savait d’expérience les mesures de rétorsion de l’état-major israélien. Depuis, la vindicte israélienne envers l’Organisation n’a jamais cessé.
L’UNRWA au cœur de l’offensive israélienne
Le Parlement israélien a entamé, en juillet 2024, un débat sur un projet de loi pour caractériser l’UNWRA d’«organisation terroriste» ; il doit se conclure à la fin octobre et il pourrait déboucher sur la mise sous séquestre de ses bâtiments et avoirs. Le 9 octobre, Katz a aussi laissé entendre que le quartier général de l’organisation à Jérusalem-Est pourrait être confisqué (afin d’y implanter des logements pour les Israéliens).
Parallèlement, sans l’ombre d’une preuve, Israël a mené une propagande active visant à présenter l’UNRWA comme un «repaire de terroristes». Le 26 janvier 2024, Netanyahou indiquait que 12 employés avaient participé à l’attaque du Hamas du 7 octobre précédent. Comme par hasard, l’annonce tombait précisément le jour où la Cour internationale de Justice (CIJ) ouvrait une enquête pour un «risque plausible de génocide» à Gaza. Bientôt, Israël obtenait son premier succès d’envergure : le 23 mars 2024, le Congrès des EU votait l’arrêt du financement de l’UNRWA jusqu’en mars 2025. Une attitude finalement peu suivie dans le monde.
Les allégations du gouvernement israélien n’ont eu aucune suite juridique car il ne présentait aucune preuve convaincante les corroborant, selon le rapport de la commission indépendante Colonna. Mais l’essentiel a été atteint : le doute sur l’organisme onusien s’est étendu.
Le risque d’épidémie, un cas d’école
Étonnamment, cependant, la campagne d’Israël s’est un temps interrompue. L’affaire mérite d’être contée, tant elle est édifiante. Fin août 2024, un début d’épidémie de poliomyélite menace la bande de Gaza. Au vu du risque d’extension à des soldats engagés sur le terrain et, par leur biais, à toute la population israélienne non vaccinée – les militaires revenant périodiquement en permission dans leurs foyers-, le rôle de l’UNRWA redevient primordial. Les Israéliens négocient alors avec l’organisme onusien. Un mois après, 560 000 enfants palestiniens ont été vaccinés. L’armée israélienne a dû admettre que, sans la logistique unique de l’UNRWA, «la campagne de vaccination n’aurait jamais pu être menée à bien», explique Jonathan Adler, journaliste au quotidien en ligne Local Call (+972 dans la version internationale).
Le gouvernement a ainsi montré toute sa duplicité. Pendant qu’il laissait passer 1,2 million de vaccins à Gaza pour enrayer le risque d’épidémie, il continuait de restreindre l’entrée des autres médicaments de première urgence, de l’eau et de la nourriture nécessaires aux Gazaouis. Une fois le risque d’épidémie enrayé, la campagne anti-UNRWA a pu reprendre. Le vice-maire de Jérusalem, Nir Barkat (Likoud), a organisé des manifestations permanentes devant le QG de l’UNRWA, pour le pousser à se déplacer à Amman, la capitale jordanienne. À la fin de ce mois, un vote en première lecture est prévu à la Knesset (le Parlement) sur deux propositions de loi : l’une vise à rompre les liens de toute autorité publique israélienne avec l’UNRWA, l’autre à interdire d’activité cet organisme sur le territoire. En attendant, Israël continue de bloquer ses comptes dans les banques israéliennes et les visas d’entrée pour ses nouveaux personnels.
Bilan : entre le 8 octobre 2023 et le 27 septembre 2024, les bâtiments de l’UNRWA – écoles, hôpitaux, foyers, bureaux – ont subi 464 attaques israéliennes à Gaza. Plus d’une par jour. Elles ont fait 226 morts parmi ses équipes, et 563 parmi les civils qui s’y trouvaient. Comme l’écrit Jonathan Adler, «l’offensive législative visant à faire partir l’UNRWA des Territoires occupés palestiniens n’est qu’une inscription dans la loi de la pratique militaire existante».
Toutefois, l’armée israélienne est aussi pragmatique. Certains hauts gradés, explique encore Adler, s’inquiètent de ces lois. Leur argument : «Si l’UNRWA quitte Gaza, une nouvelle pandémie potentielle pourrait empêcher l’armée israélienne d’y poursuivre sa chasse au Hamas».
De Bernadotte à l’OCHA
Bien qu’elle atteigne aujourd’hui des sommets, l’hostilité d’Israël à l’ONU et à la légitimité de toute critique extérieure de sa politique, surtout en temps de guerre, remonte à loin, quasiment à ses origines. La liste serait longue et l’on se contentera de rappeler quelques exemples. Le 17 septembre 1948, quatre mois après la création de l’État d’Israël, et alors que la première guerre israélo-arabe éclate, le comte suédois Folke Bernadotte, médiateur de l’ONU depuis mai 1948, est assassiné à Jérusalem. Bernadotte contrarie les ambitions israéliennes avec un «plan de paix» dont Israël ne veut pas. Il est abattu par quatre hommes portant l’uniforme militaire, mais appartenant au groupe Stern, un mouvement ultranationaliste. Comme le rappelle Jean-Pierre Filiu, ce groupe armé dispose aujourd’hui d’une place éminente au Musée de l’Armée israélien.
Plus près de nous, en 1996, lors d’une opération contre le Hezbollah, l’aviation israélienne bombarde un camp des Casques bleus dans la bourgade de Cana où la population s’est réfugiée : 106 morts parmi les civils. En 46 ans, de tous les organismes onusiens identiques, la Finul est celui qui a connu le plus de pertes : en avril, elle comptabilisait 334 de ses membres tués, le plus souvent lors de raids israéliens. Autre organisme subissant les contraintes permanentes de Tel-Aviv depuis de très longues années : le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), seule agence neutre qui recense les actes illégaux (crimes, expulsions, occupation, destructions, etc.) perpétrés dans les Territoires palestiniens occupés.
Quand le président français Emmanuel Macron assure que «M. Netanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l’ONU», en référence à la résolution 181 partageant la Palestine en deux États, l’un «juif» et l’autre «arabe», adoptée le 29 novembre 1947, il se fait tancer par le chef du gouvernement israélien : «ce n’est pas la résolution de l’ONU qui a établi l’État d’Israël, mais la victoire obtenue dans la guerre d’indépendance [de 1948 contre les Palestiniens et les États arabes]». Exit l’ONU.
Le retour du néo-conservatisme
En 2004, j’interviewais Carmi Gilon, un ex-chef du Shin Bet, les forces de sécurité intérieure. L’affaire Abou Ghraib avait éclaté peu avant en Irak. Ma première question était la suivante : «Dans la lutte contre des adversaires qui usent du terrorisme, peut-on respecter le droit humanitaire international, ou y déroger est-il dans la logique des choses ?» Sa réponse fut limpide : «Je ne suis pas un spécialiste du droit international. Je ne peux que me prononcer en fonction du droit israélien». En d’autres termes, le patron des services spéciaux s’assoit sur le droit international et le dit. Cette attitude ne lui est pas propre. Elle incarne une philosophie que les édiles israéliens ont, de tout temps, adoptée : justifier de mille manières possibles le refus de se soumettre au droit international.
Le contourner au nom de la souveraineté est une philosophie que de nombreux régimes entendent aujourd’hui imposer.
Dans ce domaine, Israël a fait figure de précurseur. Le cas le plus explicite est le rapport à la «guerre préventive». Le rejet de cette notion a été inséré dans le codex onusien par les Conventions de Genève relatives «au droit de la guerre et de l’utilisation des armes pour régler les conflits». C’est en leur nom qu’en 1967, par exemple, le général de Gaulle déclarait : dans le conflit entre Israël et l’Égypte sur le blocage de l’accès des navires israéliens à la mer Rouge, le premier qui ouvrira le feu enfreindra le droit de la guerre et, de ce fait, il ne bénéficiera pas du soutien de la France. Depuis 1949, cette interdiction à déclencher une guerre ou une opération armée «préventivement» a été de facto ignorée à de nombreuses reprises de grandes comme de petites puissances.
Mais la particularité d’Israël est d’avoir constamment récusé, quasiment depuis sa naissance, l’interdiction du droit à la guerre préventive. Dès le début des années 1950, le général israélien Yigal Alon, devenu chef de la frange la plus militante du parti travailliste alors au pouvoir, se fit le chantre de la «guerre préventive». Auparavant, la stratégie de l’armée était basée sur une conception dite «défensive-offensive» (privilégier la défense à l’attaque). À partir de 1953, elle devient «offensive-défensive», selon la terminologie militaire israélienne. Une stratégie qui «perdure en grande partie jusqu’à ce jour», écrivait le chercheur israélien Oren Barak en 2013. [Israël a] depuis des décennies, de facto, adhéré à une politique étrangère reposant fortement sur une doctrine (qui) prévoyait le lancement de frappes et de guerres préventives contre les voisins d’Israël en cas de menaces existentielles avant qu’elles ne se matérialisent. Cette politique, ajoutait-il, est devenue «routinière». Tel-Aviv adoptant systématiquement l’argument de la «menace existentielle» en toute occasion.
En 1982, lorsque l’armée israélienne envahit le Liban pour en chasser les forces de l’OLP et y changer le gouvernement du pays, le premier ministre de l’époque, Menahem Begin, expliqua qu’il lançait cette guerre parce que «nous avons décidé qu’un nouveau Treblinka n’adviendra pas». Identiquement, dès le lendemain de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, Benyamin Netanyahou invoqua «le plus grand crime contre des juifs depuis la Shoah». Cette référence «existentielle» permet dès lors de se soustraire à toutes les remontrances onusiennes – qualifiées, comme on l’a vu, d’«antisémites».
Cette réhabilitation de la «guerre préventive» fut installée en majesté par la conseillère étasunienne à la sécurité, Condoleezza Rice, dans le document annuel de la «stratégie nationale» de son pays, en septembre 2002. Aujourd’hui, cette même doxa préside au comportement israélien, de manière plus radicale encore. Dans une posture de défi, Israël affiche sa volonté de ne respecter aucune des normes du droit de la guerre, bien plus encore que ne le firent les Êtasuniens en Irak il y a vingt ans. On le sait trop peu, mais Benyamin Netanyahou, dans les années 1980-1990, fut un des idéologues majeurs de la montée en puissance du néoconservatisme aux États-Unis.
source : Orient XXI via Le Grand Soir