lundi 21 avril 2025

La colonisation de la Palestine est fondée sur des légendes



L'historien israélien Shlomo Sand réfute le mythe d'une "terre promise" inscrite dans l'Ancien Testament qui sert à légitimer la revendication sioniste.

"Les mots "terre d'Israël" renferment une part de mystère. 

Par quelle alchimie la Terre sainte de la Bible a-t-elle pu devenir le territoire d'une patrie moderne, dotée d'institutions politiques, de citoyens, de frontières et dune armée pour les défendre ? 

L'historien engagé et volontiers polémiste, Shlomo Sand a, à grand bruit, dénoncé le mythe de l'existence éternelle du peuple juif. Il poursuit ici son œuvre de déconstruction des légendes qui étouffent l'Etat d'Israël et s'intéresse au territoire mystérieux et sacré que celui-ci prétend occuper : la "terre promise", sur laquelle le "peuple élu" aurait un droit de propriété inaliénable. 

Quel lien existe-t-il, depuis les origines du judaïsme, entre les juifs et la "terre d'Israël" ? 

Le concept de patrie se trouve-t-il déjà dans la Bible et le Talmud ?

Les adeptes de la religion de Moïse ont-ils toujours aspiré à émigrer au Moyen-Orient ? 

Comment expliquer que leurs descendants, en majorité, ne souhaitent pas y vivre aujourd'hui ? 

Et qu'en est-il des habitants non juifs de cette terre : ont-ils - ou non - le droit d'y vivre ?"

En 2008 est paru en hébreu mon livre "Comment le peuple juif fut inventé", démarche théorique visant à déconstruire le mythe supra historique de l'existence d'un peuple exilé et errant. Traduit en vingt langues, il eut droit à une abondance de critiques sionistes hostiles. L'un de mes détracteurs, l'historien britannique Simon Schama, a estimé que ce livre « échoue [dans sa tentative] de couper le lien du souvenir entre la terre des ancêtres et le vécu juif ». De prime abord, cette remarque m'a surpris, mais à force de voir répéter, dans d'autres recensions, que mon travail visait pour l'essentiel à contester les droits des juifs sur leur patrie antique, j'ai compris le caractère symptomatique du point de vue exprimé par Simon Schama, dans ce qui m'apparaissait comme une sorte de contre offensive envers les thèses exposées dans mon livre. 

J'étais loin d'imaginer qu'au début du XXIe siècle on trouverait autant de discours justifiant la colonisation sioniste et la création de l'État d'Israël sur la base d'arguments tels que : la terre des ancêtres, les droits historiques, ou encore les aspirations nationales millénaires. Je m'attendais plutôt à ce que les justifications les plus sérieuses de l'existence d'Israël invoquent les développements tragiques qui, à partir de la fin du XIXe siècle, ont vu l'Europe rejeter ses populations juives, tandis que les États-Unis d'Amérique leur fermaient les portes de l'immigration, à partir de 1924. [...]

... mon précédent travail ne traitait aucunement des attaches ou des droits à un territoire, même s'il entrait nécessairement en résonance directe avec ces problématiques. "Comment le peuple juif fut inventé", de mon point de vue, constitue fondamentalement une récusation de la conception essentialiste et ethnocentriste, anhistorique, de la définition du judaïsme et de l'identité juive passée et présente, en s'appuyant sur des matériaux historiques et historiographiques. Presque tout le monde sait que les juifs ne constituent pas une race pure, mais trop nombreux sont ceux (judéophobes et sionistes notamment) qui s'en tiennent toujours à une vision trompeuse selon laquelle la majorité des juifs appartiendrait à un peuple-race ancien ou à un ethnos éternel qui se serait introduit parmi les autres peuples et, à un moment donné, lorsque ces derniers l'ont rejeté, aurait entrepris de regagner sa terre ancestrale.

Bien sûr, après plusieurs siècles où les juifs se sont présentés en « peuple élu » (une représentation qui a préservé et renforcé leur capacité de résistance face à l'humiliation et à la persécution), et après deux mille ans d'obstination de la civilisation chrétienne à voir dans les juifs les descendants directs des déicides venus de Jérusalem, mais surtout à la suite du « recyclage » de l'hostilité traditionnelle par le nouvel antisémitisme qui les a définis comme une race étrangère et corruptrice, la démolition de cette vision ethnique des juifs, produite par la culture européenne, n'allait pas de soi.

Malgré cela, je m'étais résolu, dans le cadre de ma précédente recherche, à m'en tenir à une hypothèse de travail fondamentale : une population donnée, aux origines disséminées, dépourvue de composante culturelle laïque à même d'unir tous ses membres, ne saurait être définie, quel que soit le critère de référence, comme peuple ou comme « groupe ethnique » (concept faisant florès depuis le discrédit du mot « race »).

Si l'on peut, aujourd'hui, recourir sans difficulté aux termes « peuple français », « peuple américain », « peuple vietnamien », et aussi « peuple israélien », on ne saurait en revanche faire référence, de la même manière, à un « peuple juif ». Il serait tout aussi bizarre de parler d'un « peuple bouddhiste », d'un « peuple évangéliste » ou d'un « peuple bahaïe ». Une communauté de destin entre les adeptes d'une même croyance, voire une certaine solidarité entre eux, n'équivalent pas, pour autant, à une communauté d'appartenance à un même peuple, ni à une même nation. Certes, l'humaine société est une chaîne d'expériences vécues complexes qui se rebellent contre toute tentative de les enfermer dans des formules mathématiques ; nous sommes cependant tenus à un devoir de clarté et de précision dans le maniement de nos appareils conceptuels. Depuis le début de l'ère moderne, tout peuple est réputé porteur d'une culture populaire unifiante (langage parlé de tous les jours, modes et pratiques alimentaires, musiques, etc.) ; or, s'agissant des juifs, dans leur longue histoire et avec toutes leurs spécificités, on identifiera un seul domaine partagé : une culture religieuse elle-même diversifiée (depuis la langue sacrée non parlée jusqu'aux pratiques et au cérémonial cultuels).

Les nombreux chercheurs qui m'ont critiqué, tous s'affirmant laïcs (ce qui ne relève pas du hasard), s'en tiennent « mordicus » à une définition du judaïsme historique et considèrent ses descendants contemporains comme constituant un peuple, non pas un peuple élu, certes, mais un peuple à part et spécifique, et ne pouvant en aucun cas être comparé aux autres peuples. Aussi était-il nécessaire d'inculquer aux masses l'image mythologique d'un peuple exilé au Ier siècle, alors que, dans le même temps, les élites instruites savent bien qu'un tel événement n'a pas eu lieu ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'existe pas un seul ouvrage de recherche consacré à l'expulsion du « peuple juif ».

Parallèlement à la diffusion et au maintien de ce mythe historique fondateur, il a fallu :

- 1) passer sous silence le dynamisme prosélyte du judaïsme, du IIe siècle avant J.-C. au moins jusqu'au VIIIe siècle ;

- 2) ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en divers zones géographiques ;

- 3) effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines converties au judaïsme sous ces monarchies et qui ont constitué le berceau de la plupart des communautés juives dans le monde ;

- 4) se faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à commencer par David Ben Gourion, le fondateur de l'État, bien au fait de l'inanité de la thèse de l'exil massif, et qui de ce fait voyaient dans la majorité des « fellahs » locaux une descendance des anciens Hébreux.

"Comment la terre d'Israël fut inventée - De la Terre sainte à la mère patrie", Shlomo Sand.