samedi 14 juin 2025

Avi Mograbi, cinéaste israélien : « Le génocide des Palestiniens dure depuis 77 ans »


Le cinéaste israélien Avi Mograbi fait partie de ceux qui dénoncent les politiques d’occupation et d’anéantissement des Palestiniens.


Marie-José Sirach



Cinéaste israélien, Avi Mograbi est né à Tel-Aviv en 1956. Très tôt engagé contre les politiques d’occupation de son pays, lors de l’invasion israélienne du Liban, en 1982, il refuse de rejoindre les unités combattantes de l’armée, sa filmographie – Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1997), Pour un seul de mes yeux (2005) ou Dans un jardin je suis entré (2012), pour ne citer que ceux-là – documente la réalité de l’occupation des territoires palestiniens.

Ses films, multirécompensés, ont été sélectionnés dans tous les grands festivals de cinéma. À l’invitation des Films d’ici, il est venu il y a quelques semaines, le temps d’une soirée, au Saint-André des Arts à Paris, présenter les 54 Premières Années, un film où il se glisse, face caméra, dans la peau d’un expert en stratégie militaire et où il croise paroles de soldats traumatisés par leurs expériences et images d’archives.

Puis Avi Mograbi s’est envolé pour Lisbonne où il vit désormais. Cet entretien a été réalisé après, par échanges audio. Ses films, longs et courts métrages, sont désormais tous accessibles gratuitement sur son site www.avimograbi.org.

Votre film les 54 Premières Années s’arrête en 2014. Les témoignages des soldats r
acontent la mécanique de la violence combinée à la vengeance des deux côtés. Ce qui s’est passé le 7 octobre vous semble-t-il être l’acmé de cette politique de colonisation ?

Le 7 octobre 2023 n’est pas le point de départ de ce qui se passe actuellement à Gaza. Ce n’est même pas la guerre des Six Jours en juin 1967, où Israël occupe la Cisjordanie et la bande de Gaza. Pour comprendre ce qui se passe actuellement, il faut remonter au 15 mai 1948, le jour de la fondation de l’État d’Israël. C’est là le véritable point de départ d’un génocide qui dure depuis soixante-dix-sept ans.

Ce jour-là marque le début de
la Nakba, soit l’expulsion forcée du peuple palestinien, et de la première guerre israélo-arabe. Durant cette guerre, et comme dans toutes les guerres, des choses horribles se sont produites et des personnes innocentes ont été déplacées, expulsées, massacrées.

Je ne dis pas que c’est compréhensible, mais ainsi sont les guerres. Toutefois, après la fin de la guerre, selon le droit international, les gens sont censés être autorisés à rentrer chez eux. C’est fondamental. C’est ainsi que le monde a légiféré. Mais Israël, en n’autorisant pas le retour des centaines de milliers de Palestiniens après la Nakba, a bafoué ces règles pourtant fondamentales.

Le film montre que l’existence d’Israël
passe par une domination démographique, et donc par l’extension des colonies…

Le projet sioniste repose sur la domination juive de la Palestine, ce qui signifie qu’Israël, pour imposer ce que l’on appelle un État juif, doit maintenir par tous les moyens une majorité juive. Israël s’est donc engagé, même depuis bien avant 1948, à maintenir un équilibre de la population qui permette aux Israéliens de garder un contrôle et une domination totale sur cette terre.

Avant le 7 octobre, 5 millions de Palestiniens vivaient dans les territoires occupés de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, et on compte 1,5 ou 2 millions de Palestiniens à l’intérieur d’Israël. Soit 7 millions, c’est-à-dire peu ou prou le nombre de juifs vivant en Israël. Entre le fleuve et la mer, il y a donc un équilibre démographique qui pourrait mettre en péril le projet sioniste. L’État d’Israël établit donc depuis des décennies des lois qui régissent ou contrôlent les Palestiniens vivant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Pour les mettre en œuvre, il a systématiquement recours à son bras militaire. Ce processus visant à s’assurer qu’une majorité juive de la population gouverne ou domine ce qui était la Palestine n’a jamais cessé.
Le génocide en cours à Gaza n’est que la continuation de cette entreprise. Il vise à vider de ses habitants les territoires palestiniens pour ensuite les accaparer. Et lorsque le président Trump propose de transformer Gaza en un paradis immobilier type Las Vegas ou Riviera, cela fait partie du même projet.

Vous analysez dans votre film les méth
odes des gouvernements israéliens successifs pour contraindre, diviser, violenter, réprimer, expulser la population palestinienne dans le cadre des politiques d’occupation…

L’instauration de la loi martiale a permis qu’Israël traite les Palestiniens, pourtant citoyens israéliens, comme une menace. Aujourd’hui, les Palestiniens qui vivent en Israël sont des citoyens israéliens. Ils sont soi-disant les égaux des Israéliens, or ils n’ont aucun droit. Ils ne peuvent pas voter, ils sont totalement exclus du prétendu processus démocratique d’Israël. Ils vivent sous une dictature militaire.

Comment l’État
convainc-t-il ses soldats d’obéir aux ordres ?

Comment les soldats s’enrôlent-ils, année après année, depuis des décennies et ne résistent pas, ne s’opposent pas ? Il s’agit d’endoctrinement, voire d’auto-endoctrinement. Les Palestiniens sont dépeints et perçus comme une menace pour l’existence de notre « bel État juif démocratique ». Et l’armée est le garant de la sécurité en Israël, de nos vies en tant que juifs dans un État juif.

Je ne suis pas sûr que nous ayons le temps nécessaire pour décrire précisément comment cet endoctrinement s’est manifesté ou se manifeste encore. La vérité est que nous sommes élevés dans une société nationaliste et militarisée où l’armée est l’organe sacré, celui qui sauve nos vies et préserve notre présence dans ce qui était connu sous le nom de Palestine et qui est aujourd’hui Israël.

Et c’est très difficile, presque impossible, pour les individus qui ne grandissent pas dans des familles qui résistent, d’aller à contre-courant de cet endoctrinement. Il fait partie de notre vie quotidienne. Israël est décrit comme un État démocratique, mais il s’agit en fait d’un État où l’on lave le cerveau de nos enfants dès le jour de leur naissance pour leur faire comprendre que leur rôle, dans la vie de la nation, est de mettre en œuvre et de maintenir la domination juive sur cette terre.

Beaucoup
 d’Israéliens semblent ignorer la question palestinienne. Invisibilisés, les Palestiniens ne sont plus des êtres humains. Leur déshumanisation est flagrante. Gaza est-il un laboratoire pour remettre en cause le droit international ?

Gaza est sans conteste un laboratoire pour remettre en question l’existence du droit international. Mais, comme je le disais précédemment, cela n’a pas commencé après le 7 octobre. Cela a commencé en 1948, lorsque le reste du monde a accepté les mesures prises par Israël contre les Palestiniens.

Le monde s’est tu quand Israël a refusé le retour des Palestiniens et confisqué toutes leurs terres et leurs maisons. Il faut se souvenir qu’avant 1948, les juifs vivant en Palestine ne possédaient que 7 % de la terre. En confisquant tous les biens palestiniens, Israël, ou la communauté juive en Israël pour être plus précis, est devenue la puissance politique et économique dominante.

Vous dites que la gauche israélienne n’exist
e plus. Pourtant, avant le 7 octobre, des dizaines de milliers d’Israéliens descendaient dans la rue pour dénoncer la politique de Netanyahou. Ces derniers temps, il semblerait que l’opinion israélienne commence à douter de la politique de son gouvernement, notamment sur la question des otages…

Une grande partie de l’opinion publique israélienne commence effectivement à s’opposer à la stratégie du gouvernement pour sauver les otages. Mais cette même opinion publique continue pour beaucoup à soutenir le génocide à Gaza. Si vous écoutez les slogans ou les discours prononcés lors des manifestations, vous verrez qu’on parle d’un cessez-le-feu pour sauver les otages, pas pour sauver les Palestiniens.

Certains disent même qu’après le retour des otages la guerre pourra continuer, dieu seul sait dans quel but. Ainsi, toutes les grandes manifestations qui ont eu lieu avant le 7 octobre en Israël visaient à sauver la démocratie pour les juifs d’Israël et non à créer une véritable démocratie où les Palestiniens seraient égaux, une démocratie où personne ne vivrait sous occupation militaire, ne serait sans aucun droit. Non, il s’agissait de sauver notre vie juive ou notre liberté juive, indépendamment des atrocités que nous commettons contre les Palestiniens dans les territoires occupés.

En France, toute une campagne assimile la solidarité avec le peuple palestinien à de l’antisémitisme. Certains députés français envisagent de faire voter une loi où antisionisme équivaudrait à antisémitisme. De quel œil voyez-vous cela ?

Au cours de ses 77 années d’existence, Israël a déployé des efforts considérables pour assimiler les critiques formulées à son encontre à de l’antisémitisme, et assimiler les critiques formulées à l’encontre du sionisme à de l’antisémitisme. Israël revendique le monopole de l’existence juive dans le monde entier et l’a transformée en outil du projet sioniste. Et bien sûr, il y a une grande différence entre être antisioniste, non sioniste ou critiquer le sionisme, et être antisémite. Identifier l’antisionisme à l’antisémitisme relève de la manipulation et du populisme.

Que pensez-vous de l’attitude des autorités françaises sur ce qui se déroule actuellement dans la bande de Gaza et les territoires occupés ?

La récente annonce d’après laquelle le président Macron va bientôt reconnaître l’État de Palestine est une très bonne nouvelle, bien sûr. Si le reste du monde reconnaissait le droit des Palestiniens à avoir leur propre État, à contrôler leur propre vie, ce serait un pas en avant vers la fin de l’occupation et vers une certaine forme de réconciliation. Mais il faut d’abord que cela se produise.

La paix, la cohabitation entre Palestiniens et Israéliens est-elle un mirage qui s’éloigne chaque jour un peu plus ? Est-il toujours permis d’espérer ?

Avant le 8 octobre, avant la réinvasion de la bande de Gaza et cette nouvelle étape du génocide, lorsque certaines personnes tentaient de mettre en garde contre la prochaine phase de la Nakba, certains d’entre nous pensaient que ce scénario serait impossible, que le droit international ne le permettrait pas. Ce à quoi nous assistons depuis un an et demi, c’est que le monde permet tout et n’importe quoi. Il y a tant de mesures que le monde occidental aurait pu prendre pour arrêter le génocide, de l’embargo sur les armes envoyées à Israël aux sanctions économiques et diplomatiques sans fin…

Peut-on dire d’Israël qu’il est encore une démocratie ?

Israël ne l’a jamais été. Lorsque 5 millions de personnes vivent sous occupation militaire, lorsque plus de la moitié de la population palestinienne d’avant 1948 a été expulsée, a dû fuir et n’a jamais été autorisée à retourner chez elle, lorsqu’on voit le génocide en cours, on ne peut pas parler d’une démocratie.



https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/genocide/avi-mograbi-cineaste-israelien-le-genocide-des-palestiniens-dure-depuis-77-ans