par Bernard Gensane
Sophie Bessis rappelle la formule de Paul Valéry pour qui l’Europe était un «petit appendice de l’Asie», et elle convoque Champollion : «Il est évident, pour moi comme pour tous ceux qui ont bien vu l’Égypte, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l’Égypte».
Après le nazisme, tout a théoriquement basculé : «l’antisémitisme a été remplacé par une judéophilie officielle qui dicte en partie aux dirigeants leur politique et qui semble en être l’inquiétant miroir».
Il est vrai que les persécutions des juifs ne datent pas d’hier. En 1546, Luther suppliait les magistrats «d’exercer une pitié sévère contre ces misérables» et il leur demandait d’incendier les synagogues, de les forcer à travailler, voire de les «expulser comme des chiens enragés». On imposa aux juifs des vêtements spécifique, on leur interdit les emplois publics, on les enferma dans des quartiers qu’ils ne pouvaient plus quitter. Le terme et la pratique de ghetto fut imposé aux XVIe siècle aux juifs en Italie. Il impliquait une séparation d’avec la population non juive et l’autorisation d’exercer certaines activités sous le contrôle de l’État, dans un environnement d’autant plus dégradé qu’il était ségrégué. À l’origine, le mot ghetto se prononçait jetto car on y jetait les scories de cuivre d’une ancienne fonderie du ghetto de Venise. Bessis rappelle fort opportunément que «le paroxysme antisémite du nazisme n’aurait pu advenir sans ces siècles de tradition antijuive».
Après la Seconde Guerre mondiale, comment l’Occident exterminateur a-t-il retrouvé «l’innocence perdue» ? Il a non seulement porté Israël sur les fonds baptismaux (sic) et il a ensuite «défendu inconditionnellement la politique expansionniste jusqu’à cautionner la colonisation systématique de ce qui restait de Palestine après la fondation de l’État et la guerre de 1948».
Et pourtant, selon Bessis, l’islam y a mis du sien. Dans le Coran, Abraham apparaît à 67 reprises contre 51 fois pour Mahomet. Marie est la femme la plus citée et la plus vénérée. L’islam se situe donc «dans une évidente continuité avec les courants spirituels du temps de sa naissance». Et l’on sait que, à partir du XIIe siècle, les universités européennes ont été «profondément influencées» par l’Andalou Averroès, de son vrai nom Ibn Rochd, fin connaisseur de l’œuvre de celui en qui beaucoup voient le «précurseur de la pensée de la Renaissance».
Pour Sophie Bessis, la différence entre le judaïsme et les deux autres religions du Livre est qu’il est demeuré une «religion tribale réservée au peuple que Dieu aurait élu. Il a eu un moment prosélyte entre le Ier le IIIe siècle mais il a vite été confiné, ou s’est autoconfiné, dans un habitus communautaire dont il n’est pas vraiment sorti. À l’inverse, le christianisme puis l’islam ont d’emblée affiché une prétention universelle, s’adressant à tous les hommes sans distinction d’appartenance». Et puis, en Europe, la stigmatisation de l’islam est devenu «un véritable genre littéraire, comme dans la chanson de Roland où les Basques ont été opportunément transformés en Sarrasins». Mais on verra François Ier faire alliance avec le sultan Soliman contre Charles Quint.
Aujourd’hui, dans le monde musulman, la présence des juifs se fait de plus en plus rare. Il reste quelques milliers de juifs au Maroc, en Tunisie, en Turquie ou en Iran. L’Algérie se distingue par un véritable antisémitisme d’État. Par ailleurs, l’entrée des élites juives dans la modernité européenne à partir du XIXe siècle s’est opérée de concert avec la «répudiation de la part orientale». Pour Theodor Herzl, le sionisme était «exclusivement européen». Israël fut dirigé, pendant les premières décennies de son existence, par des intellectuels européens qui n’avaient de la Palestine qu’une connaissance livresque. Aujourd’hui, l’État hébreu a aidé à la «généralisation du couple judéo-chrétien». Pour Netanyahou, «l’Europe se termine en Israël», en poste avancé de la civilisation judéo-chrétienne. Et il ira même jusqu’à affirmer, sur la chaîne d’information LCI, à l’adresse des Français, que «notre victoire c’est votre victoire contre la barbarie».
Sophie Bessis insiste conséquemment sur le danger de la confusion entre juifs et Israéliens : «si Israël représente tous les juifs, ceux-là deviennent comptables des crimes commis en leur nom, alors que l’État hébreu est en train de glisser du statut de victime à celui de bourreau».
source : Le Grand Soir