« Il ne reste plus rien de vivant. C’est le désert. Il n'y a plus un seul arbre, aucune trace de notre vie d’avant, je ne reconnais plus la terre que j’ai héritée de mon père ». Lorsque les troupes israéliennes déclenchent l’une de leur première incursion terrestre à Gaza, à la suite du 7 octobre 2023, les champs de Mur’ab Al-Muslimi, agriculteur du nord de l’enclave, figurent parmi les premières cibles.
Alors que les récoltes d’olives et de grenades étaient sur le point de débuter, la ferme familiale est saccagée en un temps record par des bulldozers sans pitié : « mes entrepôts ont été incendiés, mes serres détruites, mes arbres déracinés et mes puits bombardés ».
En quelques heures à peine, la terre est retournée pour édifier des talus délimitant la route de raid pour permettre aux troupes israéliennes de réaliser leurs incursions dans la bande de Gaza. « Tout l’héritage de mes ancêtres et ce que j’ai construit pendant tant d’années de labeur a disparu en un instant ».
À l’instar des terres agricoles de Mur’ab Al-Muslimi, une étude publiée en juin 2025 dans le Science of Remote Sensing, s’appuyant sur l’analyse d’images satellites, révèle que toutes les serres agricoles du nord de Gaza et de Gaza City étaient endommagées dès la fin de l’année 2023. « Je préfère vous envoyer des photos, afin que vous compreniez notre drame, elles sont plus éloquentes que les mots », conclut Mur’ab Al-Muslimi.
Alors que les accusations et preuves de génocide se multiplient pour qualifier les crimes commis par Israël dans la bande de Gaza, une autre notion entre en jeu, celle d'écocide. « L’une des conséquences dramatiques de la guerre à Gaza a été la violation massive du droit à un environnement propre, sain et durable… ce qui représente un risque sérieux pour l’existence, ainsi que pour la jouissance de tous les autres droits », prononçait Astrid Puentes Riaño, rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit humain à un environnement sain.
Raid sur les sols
« Sur ma terre, héritée de mon père, je cultivais des oignons, des tomates, des concombres et des fraises; en hiver, du blé et de l'orge », poursuit Mu’rab Al-Muslimi, la gorge serrée. « Avant la guerre, et malgré toutes les difficultés – coûts de production élevés, rareté de l’eau, coupures de courant–, nous pouvions subvenir à nos besoins essentiels et la terre nous procurait un peu d’espoir ».
À l’aube du 7 octobre 2023, Gaza comptait 170 kilomètres carrés de terres agricoles, soit 42% de sa superficie. Celles-ci contribuaient à une part importante des besoins et de la sécurité alimentaires des habitants de l’enclave, largement autosuffisants en légumes frais, œufs et volaille. Malgré le blocus illégalement mis en place par Israël en 2007, et les nombreuses obstructions au développement d’une sécurité alimentaire à Gaza, l'agriculture – principalement vivrière – représentait 10 % du produit intérieur brut du territoire, et faisait vivre 500 000 personnes.
Un paysage de mort remplace désormais ces étendues autrefois verdoyantes. Après près de deux ans de bombardements israéliens incessants sur l’enclave longue de 41 km, seules 1,5% des terres agricoles de Gaza sont à ce jour accessibles et intactes, d’après un récent rapport (28 juillet 2025) de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et du Centre satellitaire des Nations unies (UNOSAT). Au total, près de 13 000 hectares de terres agricoles sont endommagées, soit une superficie légèrement plus grande que celle de Paris.
En plus des terres, la bande de Gaza renfermait de nombreuses serres – près de 8000 – avant octobre 2023, dont la plupart ont été endommagées entre novembre et décembre 2023. « La destruction des terres agricoles et des infrastructures vivrières à Gaza est un acte délibéré d'écocide », affirme Farah Al-Hattab, chercheuse et chargée de campagne auprès de Greenpeace Moyen Orient et Afrique du Nord. « Il s'agit clairement d'une politique de la terre brûlée, qui est une stratégie militaire. Gaza était autrefois une terre très fertile et les effets de cette destruction systématique de l'agriculture est un acte délibéré de privation des ressources essentielles à la survie des Palestiniens à Gaza. »
Une équipe de chercheurs de Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire basé à Londres, a analysé une multitude d’images satellites pour documenter ce processus de destruction systématique et le modus operandi militaire de l’armée israélienne : à la suite des dégâts initiaux causés par les bombardements aériens, les troupes terrestres se rendent sur place démantèlement les serres, tandis que des tracteurs, des chars et des véhicules déracinent les vergers et les champs de cultures.
Une enclave intoxiquée
Déjà hautement pollués avant le 7 octobre 2023, les sols, l’eau et l’air de Gaza subissent depuis deux ans une contamination sans précédent, qu’il est à l’heure actuelle difficile de quantifier. Dès 2018, les Nations Unies alertaient déjà quant au fait que 97% de l’eau consommée à Gaza ne répondait pas aux normes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et était impropre à la consommation humaine. « La situation est en voie d’atteindre un point qui va devenir insoutenable d’ici à 2020 », avait averti en 2013 Richard Falk, Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés.
La contamination structurelle des sols, de l’air et de l’eau, due au blocus, résulte en ce que des chercheurs ont qualifié de « biosphère de guerre » : « les sanctions, les blocus et l'état de guerre permanent affectent tout ce dont les humains ont besoin pour prospérer, car l'eau est contaminée, l'air est pollué, les sols perdent leur fertilité et le bétail succombe aux maladies. Les habitants de Gaza qui ont échappé aux bombes ou aux tirs des snipers ne peuvent échapper à la biosphère ».
Désormais, la situation actuelle dépasse de loin l’imaginable. « Les dégâts causés par l'utilisation d'armes explosives dans des zones peuplées ont été d'une ampleur et d'une intensité sans précédent par rapport aux autres conflits qui ont eu lieu à Gaza », a récemment affirmé le Programme Environnemental des Nations Unies (UNEP).
La destruction systématique des bâtiments et des routes a généré une quantité colossale de débris : d’après le dernier rapport en date de l’ONU Environnement (septembre 2025), la bande de Gaza compterait 61 millions de tonnes de débris, soit environ l'équivalent en volume de 15 grandes pyramides de Gizeh ou de 25 tours Eiffel. Environ 15 % de ces débris contiendraient des substances nocives, notamment de l'amiante, des métaux lourds, des contaminants issus d'incendies, des munitions non explosées, des résidus explosifs, des produits chimiques ménagers et d'autres substances dangereuses spécifiques à certains lieux, tels que les laboratoires hospitaliers et les zones industrielles.
« Tous ces produits chimiques toxiques polluent l'air et l'eau, mais s'infiltrent aussi dans le sol. Les nappes phréatiques se retrouvent empoisonnées, et cette contamination aura des effets sur plusieurs décennies à venir », explique Farah Al-Hattab. Ces contaminations de l’eau a contribué à une recrudescence des maladies infectieuses, notamment des cas de diarrhée aqueuse aiguë (qui ont été multipliés par 36) et du syndrome de jaunisse aiguë, indicatif d'une hépatite A (qui a été multiplié par 384), toujours d’après l’ONU Environnement.
Pour l’heure, il est impossible de mesurer de façon exhaustive l’ampleur des dommages environnementaux causés par les bombardements incessants depuis deux ans. « Si tant est qu’il y ait des survivants à ce génocide, l’écocide qui est actuellement en train d’être commis pourrait potentiellement causer plus de morts à long terme que celles déjà causées actuellement par Israël », avance Mazin Qumsieh, auteur et biologiste palestinien, fondateur et directeur de Institut palestinien pour la biodiversité et la durabilité (Bethléem). « Ces dégâts écologiques ne respectent pas les frontières et ne s'arrêteront pas à Gaza. Les eaux usées intoxiquées déversées dans la mer Méditerranée ne tueront pas seulement la vie marine au large des côtes de Gaza, mais dans toute zone est de la Méditerranée ».
L’écocide comme outil génocidaire
« Quand on y réfléchit, tous les colonisateurs commettent des écocides dans les régions qu’ils colonisent », poursuit Mazin Qumsiyeh. « C’est à la fois la diversité humaine et le patrimoine naturel qui sont détruits. Le but est de supprimer le lien qui unit les populations autochtones à leur terre, mais aussi de remodeler le paysage. Je pense qu'il est important de faire le lien entre les deux ».
En rendant la terre inhabitable et en supprimant toute possibilité de subsistance – menant à la famine qui fait rage depuis plus d’un an – « l’écocide est aussi un moyen de faire durer le génocide dans le temps. On empêche tout simplement un peuple de vivre chez lui. Aucun futur n’est plus possible sur cette terre », avance Farah Al-Hattab. « Tout cela fait partie de l'ADN des colonisateurs. Ils se moquent de l'environnement et du changement climatique. Leur objectif est clair : détruire et détruire encore, jusqu'à ce que les populations autochtones ne puissent plus vivre sur place. Ils s'occuperont des autres problèmes plus tard. »
Pour l’heure, la notion d’”écocide” n’est pas reconnue tel un crime international, au même titre que les crimes de guerre et le génocide. De nombreux activistes, juristes et chercheurs se battent cependant pour lui faire une place dans le droit international et permettre sa criminalisation. Mais s’il n’est pas encore reconnu comme tel à ce jour, les conventions de Genève – qui dictent les règles de conduite à adopter en période de conflits armés – exigent que les parties belligérantes n'utilisent pas de méthodes de guerre qui causent « des dommages étendus, durables et graves à l'environnement naturel ».
Ces dommages ne se limitent pas à Gaza. Dans les territoires palestiniens occupés, la destruction de l’environnement et de toute forme de vie est aussi en route. En août 2025, l'armée israélienne a détruit environ 3 000 oliviers au sein du village al-Mughayyir, près de Ramallah. « En Cisjordanie, l’écocide n’est pas aussi avancé qu’à Gaza, mais il est déjà enclenché », assure Mazin Qumsiyeh. « Mais nous continuons malgré tout à prendre soin de nos terres et à planter. Ce n’est pas sans raison que l’on dit que seuls ceux qui ont espoir en l’avenir plantent des arbres », conclut-il.
https://www.blast-info.fr/articles/2025/a-gaza-lecocide-comme-arme-de-genocide-LarMe8V8R9iDnFPj6nkXzg
