vendredi 25 avril 2025

François Burgat jugé : un tournant autoritaire en France



Le procureur près le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence a requis 8 mois de prison avec sursis contre le politologue français François Burgat, pour des publications sur la situation à Gaza sur le réseau "X". Le procureur a également exigé une interdiction de publication sur "X" pendant six mois et une amende de 4000 euros.


Au lendemain de son audience au tribunal correctionnel d'Aix en Provence pour "apologie de terrorisme" pour avoir notamment partagé des extraits d'un de ses ouvrages académiques (publié en 2016), François Burgat livre sa première réaction sur Mizane TV.




François Burgat jugé : un tournant autoritaire en France

L’intellectuel François Burgat, ancien directeur de recherche au CNRS, comparait le 24 avril pour "apologie du terrorisme" après avoir partagé un extrait de son ouvrage publié en 2016. L’affaire, peu relayée par les grands médias français, suscite de vives inquiétudes dans le monde universitaire. Elle s’inscrit dans un climat plus large de répression des voix critiques, notamment musulmanes, dans les secteurs de l’édition, de la recherche et de la culture. Plusieurs observateurs dénoncent une instrumentalisation politique de la législation antiterroriste et une criminalisation croissante de l’expression intellectuelle, en particulier autour de la question palestinienne. Dans sa tribune que nous publions ci-dessous, Nadia Meziane, militante contre l'antisémitisme, revient sur la gravité de la situation.

En France, la rupture avec la démocratie se fait à bas bruit: aucun grand média ne fait état de la poursuite en correctionnelle pour apologie du terrorisme d'un ex-directeur de recherches au CNRS, qui pendant sa très longue carrière, fut même entendu comme expert auprès de l'OTAN.

François Burgat comparait en justice ce 24 avril pour avoir republié sur X, l'extrait d'un de ses ouvrages paru en 2016 chez la Découverte, "Comprendre l'islam politique" en l'occurrence un extrait du chapitre 6 "Sous Israël, la Palestine".

On imagine aisément ce qu'entrainerait une éventuelle condamnation en terme de jurisprudences futures, quand on sait que la poursuite a été décidée à la suite du signalement de l'OJE, association ouvertement d'extrême-droite en l'occurrence pro-israélienne.
A l'heure où les réseaux d'extrême-droite française n'ont jamais été aussi puissants et organisés depuis la seconde guerre mondiale, l'enjeu est simple à saisir.

L'extrême droite française à l'offensive contre le monde universitaire

Rien n'empêchera les innombrables associations néo-fascistes de lancer des plaintes pour tout et n'importe quoi contre les universitaires, auteurs et autrices qui leur déplairaient et qui auraient l'audace de publier des extraits de leurs ouvrages pour les faire connaître du grand public.

La seule OJE revendique des dizaines d'avocats bénévoles, par exemple. On peut aussi facilement imaginer avec quelle célérité le RN ou Reconquête pourraient s'engouffrer dans cette brèche permettant de sortir les livres publiés et leur contenu de la législation ordinaire régissant les délits de presse. Un auteur pourrait désormais être harcelé en justice pour l'ensemble de son oeuvre et des écrits publiés initialement il y a des années.

L'enjeu est immense à une époque où c'est d'abord la visibilité sur les réseaux qui permet de faire connaitre ce qui est vendu en librairie.

Mais peu de gens semblent en prendre la mesure dans les sphères intellectuelles françaises. Une habitude s'est imposée: quiconque parle de mouvements politiques musulmans autrement que pour les décrier grossièrement, quiconque défend la Palestine d'un point de vue politique et sans se cantonner à des condamnations purement humanitaires, le fait à ses risques et périls et sort du droit commun.

Ces poursuites contre un intellectuel renommé dans le monde entier ne tombent pas du ciel. Elles ont été précédées d'atteintes graves aux libertés dans le monde des idées, du livre et de la culture. Mais ces atteintes sont pour la plupart passées inaperçues car l'islamophobie française relègue les acteurs culturels et intellectuels musulmans dans une zone grise où l'état de droit est très relatif.

L’édition musulmane dans le viseur du pouvoir

Dès 2021, une maison d'édition musulmane, Nawa, a été dissoute brusquement, sans susciter d'autres commentaires que ceux de la rubrique "Islamisme" des journaux. En France, c'était pourtant la première fois depuis des décennies, les dissolutions ne touchant presque jamais ce type de structures depuis 1934.

De nombreuses maisons d'édition publient ouvertement des contenus négationnistes, néo-nazis ou faisant l'apologie des actions armées suprémacistes blanches: par exemple les éditions Tatamis tenues par un fasciste pro-israélien vendent le manifeste d'Anders Breivik, qui a assassiné de sang froid 77 personnes et en a blessé 320 autres, manifeste dans lequel il explique pourquoi les attentats doivent se multiplier en Occident.

Suite à cette première dissolution, les attaques contre le secteur florissant de l'édition musulmane se sont donc amplifiées: à l'heure actuelle, le directeur de la maison d'éditions Sarrazins, qui propose à la fois des ouvrages d'histoire et de culture et un magazine très apprécié bien au delà de la sphère musulmane a vu ses avoirs gelés le mois dernier, ce qui entrave la poursuite des activités de Sarrazins et pourrait entraîner à terme la disparition d'une maison qui transmet le patrimoine mondial de l'arabité et de l'islamité au grand public.

Dans le même temps, une offensive sans précédent frappe les librairies tenues par des musulmans: là aussi, il s'agit pour le macronisme autoritaire de faire fermer par la force des entreprises culturelles qui se portent très bien commercialement parlant, dans une société où pourtant tout le monde s'accorde à dire que les réseaux sociaux tuent le livre papier à petit feu.

Quand la censure touche aussi le patrimoine culturel

Ce n'est pas le cas pour le monde culturel musulman, qui aujourd'hui propose d'ailleurs dans ses librairies non seulement des ouvrages à caractère religieux, mais aussi un catalogue profane très étendu, de nombreuses fictions écrites par des jeunes auteurs et autrices talentueux mais exclus par le racisme structurel de l'édition française, par exemple.

Cet essor communautaire profite aussi aux maisons d'éditions non musulmanes dont une partie du catalogue est proposé à la vente dans des commerces souvent situés en banlieue et qui attirent un public populaire peu présent dans les espaces culturels des centres-villes.

Le gouvernement et ses idéologues organiques appellent ce phénomène "islamisation du savoir": de nombreuses librairies se voient donc menacées de fermeture parce qu'elles proposent des livres religieux datant du 14ème ou du 15ème siècle dont le contenu ne correspondrait pas aux critères de la modernité occidentale.

C'est évidemment le cas pour beaucoup d'incontournables de l'islam mais aussi du christianisme et du judaïsme que tous les croyants respectifs ont chez eux.

Ce processus d'autodafés d'un nouveau genre s'étend donc aujourd'hui à la production intellectuelle non musulmane. En commençant par François Burgat, intellectuel qui a eu l'audace de se montrer universaliste et vigilant sur cette dérive dangereuse pour la culture et la démocratie même quand elle ne touchait que des musulmans.

La liberté d’expression en déclin dans l’espace académique

Pointé comme la tête de pont de l'”islamo-gauchisme”, il a surtout défendu depuis des années la liberté des chercheurs et chercheuses de penser en toute indépendance du politique, la liberté de débattre et d'écrire dans un contexte français marqué à la fois par le main mise de milliardaires d'extrême-droite sur le monde des médias et celui du livre et par une dérive maccarthyste du pouvoir contre le monde de la recherche.

Cette dérive aboutit aujourd'hui à des situations ubuesques vues de l'étranger: la présidente de l'université Lyon 3 est ainsi la cible d'une offensive médiatique et politique invraisemblable, menée conjointement par C News et par un des leaders du parti du ministre de l'intérieur, Laurent Wauqiez.

Elle est accusée d'avoir laissé son université aux mains de l'entrisme islamiste. La raison ? Une brève intervention d'étudiants de gauche radicale dans un amphi lors du cours d'un professeur connu pour ses positions pro-génocide, et une rupture du jeûne dans les locaux universitaires ... qui a été proposée par les étudiants mais n'a pas eu lieu, suite au refus de la présidente pourtant incriminée pour islamo-gauchisme.

De nombreux observateurs extérieurs à la France se demandent évidemment comment une telle situation est possible dans un pays qui se pense par ailleurs comme un des phares de la liberté d'expression dans le monde, où les intellectuels signent une pétition par jour quand cela concerne l'international.

La réponse est assez simple: la peur liée à une législation à prétexte anti-terroriste qui a peu à peu colonisé le droit de la presse et l'exercice des libertés académiques.

L’islamophobie d’État comme levier de la répression intellectuelle
François Burgat est en effet poursuivi pout "apologie du terrorisme", un délit passible de prison ferme. Au delà du risque pénal, le simple prononcé du mot fait entrer ses cibles dans une spirale de stigmatisation sociale et professionnelle sans fin.

L'université comme les maisons d'éditions étant désormais soumises à la fois à la crainte de suspension des budgets publics et aux mesures de rétorsion des financeurs privés, l'auto-censure bat son plein en France. Les intellectuels, les professeurs d'université, les auteurs et autrices, les éditorialistes évitent d'eux même les sujets tabous de plus en plus nombreux, à commencer par celui du génocide commis en Palestine.

Quant à remettre en cause le logiciel anti-terroriste qui d'exception devient la norme régissant les rapports de conflictualité entre le pouvoir et ses opposants, cela expose à entrer soi même dans le champ d'application de ce logiciel.

François Burgat, cible symbolique d’une dérive autoritaire

Les intellectuels comme les activistes, comme les étudiants de Sciences Po sont désormais contraints de faire mine d'ignorer l'existence du monde hors des frontières françaises, un monde où le Hamas n'est pas forcément classé comme mouvement terroriste, et où même dans les frontières occidentales, par exemple au Royaume Uni, cette qualification est contestée en justice par des juristes.

Un monde où Benjamin Netanyahu par contre fait l'objet d'un mandat d'arrêt édicté par des institutions internationales et où chanter ses louanges est considéré comme de l'apologie de crimes contre l'humanité.

Refuser cette injonction à penser hors des tristes frontières françaises expose à la mort sociale dans un contexte de propagande dominé par les intellectuels organiques de la macronie: la réflexion autorisée sur l'islam politique consiste à traquer les prétendus symptômes du "djihadisme d'atmosphère" et du "complot frériste".

Ce sont d'ailleurs ces concepts rejetés par la quasi-totalité du monde académique international qui ont guidé le proccessus long amenant aujourd'hui François Burgat en correctionnelle: il est le premier chercheur non musulman à effectuer une garde à vue et à être traîné en justice pour avoir diffusé des extraits de ses livres en raison d'une offensive politicienne contre lui entamée bien avant le début du génocide en Palestine.

François Burgat a en effet eu le malheur de répondre publiquement à la charge pamphlétaire et très peu académique d'une de ses collègues, Florence Bergeaud-Blacker qui mettait en cause sa personne et ses travaux dans l'ouvrage "Le Frérisme et ses réseaux" devenu l'équivalent du Petit Livre Rouge dans la révolution culturelle islamophobe menée par Gérald Darmanin puis Bruno Retailleau.

Dans l'état de droit minimal et ordinaire, la controverse aurait pris un tour intellectuel, à coups de tribunes et de contre-tribunes, d'articles de presse et de réponses argumentées, de conférences contradictoires et animées.

Une liberté de débat remplacée par l’intimidation judiciaire

A l'inverse, François Burgat a été accusé dans un grand talk show de mettre une cible dans le dos de Florence Bergeaud-Blacker, simplement en répondant à ses propos. Victime d'une campagne de harcèlement permanent sur les réseaux, de menaces de mort quasi quotidiennes, on lui a reproché de susciter, en s'exprimant, celles portées contre sa collègue, qui, elle, a été placée sous protection policière.

Il n'a pu répondre ni sur les plateaux médiatiques, ni dans les rubriques débats des grands journaux. Nombre de ses conférences ont été annulées sous la pression de l'extrême-droite qui l'a pris pour cible pour faire un exemple.

Petit à petit, et sur la base d'une définition de la complicité intellectuelle du terrorisme qui aurait mené tous les intellectuels de gauche en prison dans les années 60 et 70, il s'est retrouvé dans les limbes de la criminalisation islamophobe jusqu'ici réservée aux musulmans.

La France face à ses contradictions sur la liberté d’expression

Le processus est classique depuis les débuts de la Macronie française et il a toujours fini par concerner d'autres forces politiques que les musulmans et leurs défenseurs . Les dissolutions islamophobes ont été banalisées jusqu'à permettre celle d'associations écologistes où à être envisagées dans le débat public pour LFI, premier parti de gauche.

Les interdictions de conférence , d'abord réservées aux imams ou aux activistes musulmans ont ensuite concerné nombre de députés LFI.

Le concept d'apologie du terrorisme amène aujourd'hui Rima Hassan députée européenne à être interrogée pendant onze heures au commissariat notamment pour avoir diffusé un poème de Mahmoud Darwich.

Le 24 avril, soit le respect des libertés fondamentales sera garanti et François Burgat sera relaxé. Une condamnation, à l'inverse pourrait être le préalable à des poursuites innombrables contre les chercheurs, les auteurs, et les intellectuels qui continueront à penser autrement que dans les limites de la croisade d'atmosphère hexagonale.

Nadia Meziane, fondatrice du collectif citoyen contre l'antisémitisme Lignes de Crête. 21/04/2025.

https://www.yenisafak.com/fr/international/francois-burgat-juge-un-tournant-autoritaire-en-france-42360