Récompensé au festival de cinéma de Berlin (février 2024), pour son documentaire « No Other Land », coréalisé avec le Palestinien Basel Adra, l'Israélien Yuval Abraham, qui a dénoncé la colonisation israélienne, est accusé d'antisémitisme et reçoit un déferlement de menaces de mort.
Shlomo Sand :
J'étais loin d'imaginer qu'on on trouverait autant de discours justifiant la colonisation sioniste.
En 2008 est paru en hébreu mon livre "Comment le peuple juif fut inventé", démarche théorique visant à déconstruire le mythe supra-historique de l'existence d'un peuple exilé et errant. Traduit en vingt langues, il eut droit à une abondance de critiques sionistes hostiles. L'un de mes détracteurs, l'historien britannique Simon Schama, a estimé que ce livre « échoue [dans sa tentative] de couper le lien du souvenir entre la terre des ancêtres et le vécu juif ». De prime abord, cette remarque m'a surpris, mais à force de voir répéter, dans d'autres recensions, que mon travail visait pour l'essentiel à contester les droits des juifs sur leur patrie antique, j'ai compris le caractère symptomatique du point de vue exprimé par Simon Schama, dans ce qui m'apparaissait comme une sorte de contre-offensive envers les thèses exposées dans mon livre.
J'étais loin d'imaginer qu'au début du XXIe siècle on trouverait autant de discours justifiant la colonisation sioniste et la création de l'État d'Israël sur la base d'arguments tels que : la terre des ancêtres, les droits historiques, ou encore les aspirations nationales millénaires. [...]
Quoi qu'il en soit, il m'a toujours semblé que vouloir reconfigurer le monde tel qu'il était il y a des millénaires ou des siècles reviendrait à détraquer tout le dispositif des relations internationales : encouragera-t-on, demain, une revendication arabe d'installer des implantations dans la presqu'île ibérique dans la perspective d'y créer un État musulman, au motif que leurs ancêtres en furent expulsés à l'époque de la Reconquista ? Pourquoi les descendants des puritains, jadis contraints de quitter l'Angleterre, n'essaieraient-ils pas de regagner en masse la terre de leurs ancêtres afin d'y fonder le royaume des cieux ? Quelqu'un de normalement équilibré va-t-il soutenir les revendications des Indiens sur un bout du territoire de Manhattan, et demander l'éviction de ses résidents blancs et noirs ? Et, enfin, faudra-t-il aider au retour des Serbes et à la reconstitution de leur souveraineté sur le Kosovo, au nom de leur combat sacré de 1389, ou bien parce qu'une population chrétienne parlant un dialecte serbe y détenait la majorité absolue, il y a deux siècles ? On imagine facilement quelle cour des miracles résulterait de la réalisation des « droits antiques », qui aurait tôt fait de nous entraîner dans un profond abîme historique et de plonger le genre humain dans un tohu-bohu général.
Je n'ai donc jamais reçu comme allant de soi l'idée de « droits historiques des juifs sur la terre promise ». Devenu étudiant, et ayant appris la chronologie historique de l'humanité depuis l'invention de l'écrit, le retour des juifs après plus de mille huit cents ans m'est apparu comme un saut imaginaire dans le temps, dépourvu de tout fondement chronologique rationnel. Je ne voyais là aucune différence de principe avec les mythes qui avaient animé les colons chrétiens puritains en Amérique du Nord ou en Afrique du Sud : ils se représentaient la nouvelle terre conquise comme « un pays de Canaan » donné par Dieu aux authentiques fils d'Israël.
J'en ai déduit que le « retour sioniste » était essentiellement une invention utile, destinée à susciter la sympathie du monde occidental, et plus particulièrement chrétien protestant, lui-même précurseur dans la formulation de l'idée, lorsqu'il s'est agi de justifier la nouvelle entreprise coloniale. La logique nationaliste inhérente à cette entreprise devait obligatoirement porter atteinte à la population « indigène ». En effet, les immigrants sionistes ne débarquaient pas à Jaffa dans le même état d'esprit que les juifs persécutés arrivant à Londres ou à New York, qui n'aspiraient qu'à s'intégrer en toute égalité avec leurs voisins. Les sionistes, en revanche, arrivaient avec d'emblée en tête l'idée de créer en Palestine un État juif souverain, sur un territoire dont la majorité absolue des habitants était arabe. Mener jusqu'à son terme une telle entreprise de colonisation, à caractère national, impliquait obligatoirement qu'une partie notable de la population autochtone soit repoussée hors de l'espace revendiqué.
Shlomo Sand, "Comment la terre d'Israël fut inventée : De la Terre sainte à la mère patrie".