vendredi 20 septembre 2024

40.000 morts à Gaza, mais nous sommes une démocratie...



Emmanuel Todd : "Israël est devenu ce que j'appelle une "démocratie 007"... Licence to kill. 40.000 morts à Gaza, mais nous sommes une démocratie, donc circulez, tout va bien"



Emmanuel Todd :

"Parce que Israël tourne mal, au moment où elle même tourne mal, l'Amérique approuve son comportement de plus en plus féroce vis-à-vis des Palestiniens. L'Amérique dérive vers une croyance renforcée en l'inégalité des hommes, elle croit de moins en moins en l'unité du genre humain.


La fidélité de l'Amérique à Israël constitue un véritable mystère pour les spécialistes de l'analyse stratégique. La lecture des classiques récents n'apporte aucun éclairage. Kissinger traite la question israélo-palestinienne en détail, mais avec l'exaspération d'un adepte du « réalisme » qui doit composer avec des peuples irrationnels luttant pour la possession d'une terre promise. Huntington place Israël à l'extérieur de la sphère de la civilisation occidentale qu'il veut constituer en bloc stratégique. Brzezinski ne parle pas d'Israël. Fukuyama non plus. C'est très curieux si l'on considère l'importance du lien à Israël dans l'établissement d'une relation antagoniste généralisée des États-Unis au monde arabe ou, plus largement, musulman.

La rationalité et l'utilité de ce lien sont difficiles à démontrer. L'hypothèse d'une coopération nécessaire entre démocraties ne tient pas. L'injustice commise à rencontre des Palestiniens, jour après jour, par la colonisation israélienne de ce qui leur reste de terres, est en elle-même une négation du principe d'égalité, fondement de la démocratie. Les autres nations démocratiques, européennes notamment, n'éprouvent d'ailleurs pas pour Israël la sympathie sans nuances qui caractérise les États-Unis.

L'utilité militaire de Tsahal serait presque un argument plus sérieux. La faiblesse de l'armée de terre américaine, si lente, et de plus incapable d'accepter des pertes, implique de plus en plus l'utilisation systématique de contingents alliés, ou même mercenaires, pour les opérations au sol.

Obsédés par le contrôle de la rente pétrolière, les dirigeants américains n'osent peut-être pas se passer de l'appui local de la première armée du Moyen-Orient, celle d'Israël, pays dont la petite taille, la forme et le surarmement évoquent de plus en plus l'image d'un porte-avions fixe. Du point de vue du réaliste stratégique américain, militaire ou civil, pouvoir compter sur une force militaire capable d'éliminer n'importe quelle armée arabe en quelques jours ou semaines serait plus important que l'affection ou la considération du monde musulman. Si tel est le calcul cependant, pourquoi les stratèges « réalistes » n'en parlent-il pas ?

Et peut-on sérieusement envisager une armée israélienne contrôlant les puits de pétroles d'Arabie Saoudite, du Koweït et des Émirats, elle qui n'a pas été capable de tenir sans pertes importantes le Sud Liban autrefois et la Cisjordanie aujourd'hui? Les interprétations qui insistent sur le rôle de la communauté juive américaine et sa capacité à influer sur le procèssus électoral contiennent une petite part de vérité. C'est la théorie du « lobby juif ». Que l'on pourrait d'ailleurs compléter par une théorie du non-lobby arabe. En l'absence d'une communauté arabe suffisamment importante pour faire contrepoids, le coût politique du soutien à Israël peut apparaître comme nul à n'importe quel politicien en mal de réélection. Pourquoi perdre les voix d'électeurs juifs s'il n'y a pas autant de voix arabes à gagner? Mais n'exagérons pas la masse de la communauté juive, qui, avec 6,5 millions d'individus, ne constitue que 2,2 % de la population des ÉtatsUnis. L'Amérique, de plus, n'est pas dépourvue de traditions antisémites, et l'on pourrait imaginer que de nombreux électeurs, parmi les 97,8 % d'Américains non juifs, sanctionnent les politiciens favorables à Israël. Mais les antisémites ne sont plus désormais anti-israéliens.

Nous approchons du cœur du mystère. Les groupes considérés par les Juifs américains eux-mêmes comme antisémites, les fondamentalistes chrétiens, sont politiquement alignés sur la droite républicaine. Or l'appui à Israël est maximal dans l'électorat républicain, et la droite religieuse américaine, qui soutient Bush, vient de se découvrir une passion pour l'État d'Israël, contrepartie positive de sa haine de l'islam et du monde arabe. Si l'on ajoute que, de leur côté, les trois quarts des Juifs américains continuent d'être orientés au centre gauche, votent pour le parti démocrate et craignent les fondamentalistes chrétiens, nous aboutissons à un paradoxe crucial : il existe une relation antagoniste implicite entre les Juifs américains et la fraction de l'électorat américain qui soutient le plus Israël.

On ne peut donc comprendre l'appui de plus en plus déterminé à l'Israël d'Ariel Sharon sans faire l'hypothèse qu'il existe deux types de soutien, de natures différentes, dont la combinaison et les motivations contradictoires expliquent simultanément la continuité et les incohérences de la politique américaine vis-à-vis d'Israël.

Il y a, d'une part, l'appui traditionnel des Juifs américains. Il conduit, lorsque le parti démocrate est au pouvoir, à des tentatives pour protéger Israël tout en respectant, dans la mesure du possible, les droits des Palestiniens. L'action de Clinton pour obtenir un accord de paix à Camp David correspondait à ce type de motivation.


Un autre soutien à Israël, plus neuf et original, est celui de la droite républicaine qui projette sur le domaine proche-oriental la préférence pour l'inégalité qui caractérise l'Amérique actuelle. Car il peut exister une préférence pour l'inégalité et pour l'injustice.

Les idéologies universalistes proclament l'équivalence des peuples. Cette attitude « juste » nous fait croire que le principe d'égalité est nécessaire à la constitution d'alliance entre les peuples. On peut cependant s'identifier à autrui indépendamment de la notion d'égalité. Durant la guerre du Péloponnèse, Athènes, championne des démocraties, soutenait certes chaque fois qu'elle le pouvait les démocrates de l'espace grec. Mais Sparte, championne des oligarchies, mettait en place des régimes oligarchiques chaque fois qu'elle prenait le contrôle d'une cité 65. A la fin du XVIIIe siècle, les divers régimes monarchiques de l'Europe avaient sans grande difficulté réussi à se coaliser contre le principe d'égalité porté par la Révolution française.

L'exemple le plus spectaculaire d'une identification à distance entre deux régimes non seulement hostiles au principe d'égalité, mais attachés à l'idée de hiérarchie des peuples est quand même celui de l'Allemagne et du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Après Pearl Harbor, Hitler déclara la guerre aux Etats-Unis par solidarité avec le Japon. Il peut ainsi exister, dans les relations internationales comme dans les relations interpersonnelles, une préférence pour le mal ou, plus modestement, pour l'injustice, si l'on est mauvais ou injuste soi- même. Le principe fondamental de l'identification à autrui n'est pas la reconnaissance du bien mais la reconnaissance de soi en l'autre.

On pourrait même soutenir que le sentiment de tourner mal soi-même intensifie le besoin de se trouver des doubles justificateurs. C'est en ces termes, je crois, qu'il faut identifier l'attachement nouveau et renforcé de l'Amérique à Israël. Parce que Israël tourne mal, au moment où elle même tourne mal, l'Amérique approuve son comportement de plus en plus féroce vis-à-vis des Palestiniens. L'Amérique dérive vers une croyance renforcée en l'inégalité des hommes, elle croit de moins en moins en l'unité du genre humain. Nous pouvons appliquer toutes ces constatations, sans modification, à l'État d'Israël, dont la politique à l'égard des Arabes s'accompagne d'une fragmentation interne, par l'inégalité économique et les croyances religieuses. L'incapacité de plus en plus grande des Israéliens à percevoir les Arabes comme des êtres humains en général est une évidence pour les gens qui suivent les informations écrites ou télévisées. Mais on est moins conscient du processus de fragmentation interne de la société israélienne, entraînée, comme la société américaine, dans une fièvre inégalitaire."